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Une analyse des recettes de la Comédie-Française, 1680–1793

Traduit de l’anglais par Nikhita Obeegadoo

Published onOct 07, 2020
Une analyse des recettes de la Comédie-Française, 1680–1793
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Introduction

Cet article explore les archives des XVIIe et XVIIIe siècles de la Comédie-Française, principal établissement théâtral parisien sous l’Ancien Régime – archives qui ont été récemment numérisées dans le cadre du Projet des Registres de la Comédie-Française (RCF). Je m’attacherai ici aux enjeux économiques soulevés par ces archives. Les registres en question1 constituent des archives presque ininterrompues des représentations données chaque jour à la Comédie-Française au cours de 34 129 séances distinctes2 ; ils contiennent le titre des pièces représentées, le nom des interprètes, les dépenses quotidiennes et les recettes classées par catégories de billets. La raison de la tenue de ces registres est évidente : les comédiens et comédiennes avaient droit à une part des recettes nettes. Ces registres sont connus et utilisés par les historiens du théâtre depuis longtemps3 et je ne suis pas le premier à les aborder sous un angle économique4, mais leur numérisation élargit le champ possible de la recherche. Ainsi cet article vise-t-il à faire valoir et mieux faire connaître les résultats permis par le Projet RCF.

L’intérêt de ces registres tient en partie à l’importance de la Comédie-Française dans l’histoire du théâtre français. Plus encore, si l’on considère la Comédie-Française comme une entreprise commerciale, ils représentent une archive sans équivalent : en effet, aucune entreprise ne s’est maintenue aussi longtemps pendant le XVIIIe siècle, et rares sont les archives à être aussi bien préservées. Certes, l’industrie du spectacle n’est pas un secteur économique comme les autres, mais elle n’en demeure pas moins un secteur économique et, sous l’Ancien Régime, la Comédie-Française en constituait un acteur majeur, proche d’une position de monopole.

J’utiliserai la série temporelle des recettes comme point de départ5. Mon objectif est d’expliquer l’évolution de cette série temporelle à la fois par des facteurs externes et par les choix internes à la Comédie-Française. En tant qu’entreprise, celle-ci opérait certes en fonction de contraintes, mais un certain nombre de variables étaient sous son contrôle : le nombre de représentations, le prix des billets et, surtout, le choix de la programmation6. J’utiliserai également les données des principales institutions rivales de la Comédie-Française – l’Opéra et la Comédie-Italienne – pour lesquelles les sources archivistiques sans être aussi riches, sont néanmoins abondantes7. La mise en rapport de ces différents éléments nous permettra d’esquisser une vue d’ensemble de l’industrie du spectacle à Paris au XVIIIe siècle.

L’intérêt des registres dépasse la simple histoire commerciale ; ils permettent aussi de saisir la manière dont une entreprise réagissait aux évènements macroéconomiques, et en particulier aux réformes monétaires. Enfin, si on les considère comme un indicateur des dépenses consacrées au divertissement à Paris (et si on les associe aux archives des deux principaux théâtres concurrents), les données contenues dans les registres de la Comédie-Française permettent de mettre en lumière l’augmentation des revenus au XVIIIe siècle à Paris.

I. Vue d’ensemble de la Comédie-Française

Nous donnons dans cette section les informations essentielles sur le fonctionnement de l’institution8.

1.1. Organisation interne et relation avec l’État

La Comédie-Française naît en 1680, sur l’impulsion de Louis XIV, de la fusion des deux principales compagnies rivales de Paris. Depuis le XVe siècle, toute représentation nécessitait en principe une autorisation royale. Au début des années 1650, deux troupes étaient établies à Paris, le Théâtre du Marais et l’Hôtel de Bourgogne, où avaient été représentées plusieurs des grandes pièces de Corneille et de Racine ; le succès de Molière à la Cour lui permit de faire de sa troupe la troisième des troupes parisiennes. Deux fusions successives, l’une en 1673 et l’autre en 1680, réduisirent le nombre de théâtres parisiens à un seul, conformément à la politique royale de centralisation des sphères tant économiques que culturelles. La nouvelle troupe reçut le monopole sur la représentation des pièces en langue française à Paris9. Outre ce monopole légal, un atout important de la Comédie-Française tenait au répertoire des pièces qu’elle avait représentées et qu’elle possédait.

Ce nouveau théâtre, comme les précédents, se composait d’un partenariat d’acteurs régi par un contrat de droit privé, qui fut modifié de temps en temps. La version qui gouverna la plus grande partie de la période considérée fut établie en 1687, après que la Comédie-Française, contrainte de déménager et construire un nouveau théâtre, fut obligée d’emprunter à long terme en son nom propre.

À partir de 1685, le capital fut divisé en 23 parts, mais les parts elles-mêmes pouvaient être divisées (c’est-à-dire qu’un acteur pouvait posséder la moitié ou le quart d’une part). Les principes de base étaient les suivants : les acteurs et actrices partant à la retraite recevaient une annuité de 1000 L (à partir de 1681 ; celle-ci passa à 1200 L en 1735), un montant forfaitaire de 4400 L (à partir de 1686) et le remboursement de la valeur de leur part. Les acteurs et actrices entrants devaient payer la valeur de leur part, l’annuité de l’acteur ou actrice qu’ils remplaçaient et le montant forfaitaire10. Chaque membre de la troupe participait à la gestion de la compagnie et avait droit à une part des recettes nettes des représentations où il ou elle jouait. Les parts n’étaient pas échangeables, c’est-à-dire qu’un acteur ou actrice ne possédait sa part qu’aussi longtemps qu’il ou elle paraissait sur scène, et n’avait aucune influence sur qui leur succédait. La valeur nominale du capital fut fixée au coût total du nouveau théâtre construit en 168911.

La troupe établissait son règlement intérieur, qui traitait surtout (en détail) de la répartition des billets gratuits (entrées) et des paiements aux auteurs12. Elle était aussi sous la supervision des Premiers gentilshommes de la Chambre, courtisans de haut rang (souvent des ducs) qui exerçaient les fonctions de Grand Chambellan. Le théâtre, qui relevait de la gestion des Menus Plaisirs du roi, était de leur ressort. Ils communiquaient avec la troupe directement ou par l’intermédiaire de l’intendant des Menus Plaisirs. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, leur supervision fut relativement légère. Les Gentilshommes du roi émirent des règlements à partir de 1712, mais il s’agissait en grande partie de réitérer les coutumes déjà établies et de gérer la discipline interne (s’assurer de la présence des acteurs aux représentations, aux répétitions et aux assemblées) ainsi que la répartition des rôles. Un règlement important imposa à la troupe d’alterner les tragédies et les comédies dans sa programmation, apparemment parce que la Comédie-Française avait tendance à jouer trop peu de tragédies13.

Les tâches exécutives étaient accomplies par les semainiers, des acteurs qui tenaient cette fonction pendant une semaine. Les affaires de la troupe étaient discutées chaque semaine lors d’une assemblée ayant lieu le lundi matin. Le premier point de l’ordre du jour était invariablement la programmation de la semaine à venir et l’attribution des rôles. L’assemblée s’occupait aussi de la soumission de nouvelles pièces, des communications avec la Cour, et plus largement de toutes les décisions collectives. Toutes les décisions étaient prises par vote majoritaire, chaque membre ayant un vote indépendamment de la valeur de sa part. Les nouvelles pièces étaient lues lors d’assemblées séparées et elles étaient acceptées, rejetées ou renvoyées pour révision avec un rapport écrit14.

Au fil du temps, un désordre croissant dans les finances de la Comédie-Française appela une réorganisation. Dans les années 1750, la dette de la compagnie avait doublé et s’élevait à presque 500 000 L. Le roi renfloua les caisses avec une allocation de 267 000 L, tandis qu’un ordre du Conseil du 18 juin 1757 imposa une discipline plus grande dans la comptabilité et confia aux Premiers gentilshommes la tâche d’établir de nouveaux règlements, ce qu’ils firent le 23 décembre 175715. Un changement organisationnel supplémentaire en 1766 créa un comité exécutif de six acteurs, conférant plus de stabilité aux fonctions exécutives jusqu’alors remplies par les trois semainiers16. Ce comité fut légèrement modifié en 1780 (voir Règlement pour les Comédiens Français ordinaires du Roi, Paris, Ballard, 1781). Si la comptabilité et les finances s’améliorèrent, il n’est pas certain que l’activité de la Comédie-Française s’en soit trouvée contrôlée plus strictement par le pouvoir. Dans l’ensemble, le théâtre était dirigé par les acteurs pour leur propre profit, et les Premiers Gentilshommes remplissaient surtout le rôle d’arbitre dans les disputes entre acteurs ou avec les auteurs17. Les règlements successifs, comme c’était le cas auparavant, traitaient de l’attribution des rôles et s’assuraient que les acteurs étaient tenus à leurs engagements ; ils déterminaient également les procédures d’acceptation de nouvelles pièces et les droits versés aux auteurs.

Il est certes vrai que la troupe bénéficiait du soutien du roi. Une rente de 12 000 L lui était versée – il s’agissait d’une tradition qui précédait la fondation de la Comédie-Française et remontait au soutien royal donné à l’Hôtel de Bourgogne. Mais on pourrait y voir une manière de compenser les pertes liées au droit du roi de commander des représentations à la Cour, car même si les acteurs recevaient une indemnité quotidienne lorsqu’ils jouaient devant la cour, cette indemnité était probablement inférieure au revenu perdu. Ce qui est plus important encore, c’est que le soutien royal était une somme fixe qui ne dépendait pas de la situation financière de la troupe. À l’instar du soutien dont l’Opéra jouit pendant la majeure partie du XIXe siècle, il s’agissait d’une somme forfaitaire qui n’avait aucun effet marginal sur les décisions de la troupe, puisqu’elle ne dépendait pas de ces dernières. Il est vrai que le renflouement financier de 1757 pourrait laisser penser que le soutien de l’État allait, en fait, au-delà de ces paiements forfaitaires ; mais ce type de financement supplémentaire n’eut lieu qu’une seule fois, et il ne prouve donc pas que la troupe pouvait compter dessus et s’attendre à être sauvée dans toutes les situations. La réticence du roi apparaît d’ailleurs évidente dans sa décision d’imposer une gouvernance plus forte à la troupe18.

1.2. Organisation des théâtres parisiens

La Comédie-Française disposait techniquement d’un monopole, mais en réalité elle n’échappait pas à la concurrence, aussi bien dans le domaine strict du théâtre que plus largement dans l’industrie du spectacle.

Bien que la troupe ait été établie par lettre de cachet, le monopole sur le théâtre de langue française fut difficile à défendre. Les deux concurrents majeurs étaient 1) la Comédie-Italienne, en principe autorisée à jouer des pièces en italien mais qui se consacrait de plus en plus à des représentations en langue française, et 2) un ensemble hétéroclite d’entrepreneurs qui profitaient des foires annuelles de Saint-Germain (qui se tenaient à proximité de la Comédie-Française, de la Chandeleur à la Semaine Sainte) et de Saint-Laurent (qui se tenaient dans les banlieues du nord en août et en septembre) pour défier le monopole de la Comédie-Française19, ce qui aboutit à la création de l’Opéra-Comique. Ces deux concurrents fusionnèrent en 1762 et se concentrèrent sur la comédie en musique. Mais la compétition théâtrale reprit dans les années 1760, principalement sur les boulevards du nord-est où de nouveaux théâtres (l’Ambigu-Comique, les Variétés amusantes, les Délassements) furent tolérés par les autorités locales malgré les protestations de la Comédie-Française. Mais alors que la Comédie-Française avait tendance à s’opposer aux troupes rivales en faisant appel aux tribunaux et aux autorités de police, l’Opéra monétisait son privilège en permettant à ses concurrents d’opérer en échange de paiements contractuels. En 1784, le gouvernement reconnut officiellement à l’Opéra le droit d’octroyer des licences sur son monopole, légalisant ainsi la concurrence. En 1789, ces droits de licence représentaient 20% des revenus de l’Opéra. Finalement, la Révolution abolit les privilèges et, en 1791, ouvrit l’industrie du spectacle à tout entrepreneur20.

D’un point de vue général, la Comédie-Française était aussi en concurrence avec l’Opéra. Établie à peu près à la même époque (en 1673), la structure de l’Opéra était différente : plutôt qu’une association d’acteurs, il s’agissait d’un privilège loué à un entrepreneur privé, qui rémunérait ses acteurs. Le monopole devint progressivement moins rentable pour le roi (et pendant un moment pour la ville de Paris) et à partir de 1772, il cessa d’être une source de revenus. Néanmoins, l’Opéra demeura une entreprise privée jusqu’à la Révolution. Ses représentations étaient évidemment de nature différente et les tarifs de ses billets étaient environ le double de ceux de la Comédie-Française (alors que les prix de la Comédie-Italienne étaient similaires), mais la catégorie sociale pour laquelle l’un ou l’autre était abordable était à peu près la même. De plus, la Comédie-Française empiétait aussi sur le monopole dont l’Opéra jouissait sur les spectacles et les danses en musique, ayant même pour cela un petit orchestre et une troupe de danseurs à son service21. Nous verrons plusieurs exemples de la concurrence entre les deux théâtres.

1.3. Calendrier

Le terme « saison » est anachronique et légèrement imprécis ; contrairement à la stagione italienne, il ne désigne pas une partie de l’année mais plutôt le laps de temps ininterrompu (désigné comme année par les registres) entre l’ouverture et la fermeture des théâtres, déterminé par le calendrier religieux. Je l’utiliserai néanmoins afin d’éviter toute confusion avec l’année civile.

La saison parisienne, au moins à partir du XVIIe siècle, commençait le premier jour ouvrable après la semaine de Pâques, un lundi ou un mardi22, et s’étendait jusqu’à deux semaines (une semaine jusqu’en 1686) avant Pâques. La première moitié correspondait à la saison estivale, tandis que la saison hivernale commençait le 11 novembre ou le jour de la Saint-Martin (coïncidence ou pas, cette date marquait la rentrée du Parlement ; les juges, les avocats et les étudiants en droit constituaient une partie importante du public du théâtre). La Comédie-Française, comme d’autres salles, était toujours fermée lors des principales fêtes religieuses : la Purification, l’Annonciation, l’Ascension, la Pentecôte, la Fête-Dieu, l’Assomption, la Nativité de Marie, la Toussaint, l’Immaculée Conception, la veille de Noël et le jour de Noël23. Je suivrai le calendrier saisonnier et, dans la mesure du possible, j’utiliserai les saisons plutôt que le calendrier civil.

Tendances hebdomadaires et mensuelles

Principal rival de la Comédie-Française, l’Opéra suivait le même calendrier des saisons et observait les mêmes jours fériés, mais jouait seulement trois jours par semaine en été (le mardi, le vendredi et le dimanche), ainsi que le jeudi à la fin de la saison. À la Comédie-Française, le mardi et le vendredi s’appelaient les petits jours. La Comédie-Italienne suivait également le même calendrier et avait des représentations presque tous les jours, comme la Comédie-Française.

Figure 1. Variations saisonnières des revenus quotidiens – sur un an (graphique du haut) et sur une semaine (graphique du bas) – par décennie (échelle logarithmique).

La Figure 1 fait apparaître les variations saisonnières des revenus, par mois et par jour de la semaine. La variation mensuelle est visible tout au long du siècle, bien qu’elle s’affaiblisse après 1750. La haute saison est la saison hivernale (de novembre à avril) alors que la saison basse s’étend de juin à août. Henri Lagrave remarque cette variation et examine plusieurs raisons possibles, la plus évidente étant que les spectateurs propriétaires fonciers quittaient Paris pour échapper à la chaleur et pour superviser les activités agricoles sur leurs propriétés24.

La variation intra-hebdomadaire change visiblement au fil du temps. Dans les années 1680, il n’y a guère de variations pendant la semaine, à l’exception de la domination du dimanche. Des années 1690 aux années 1720, une légère différence apparaît entre le mardi et le vendredi, alors que le dimanche domine toujours. Après 1720, la différence entre les petits jours (le mardi et le vendredi) et les autres jours devient très marquée, alors que le samedi remplace le dimanche comme jour le plus rentable. Ce schéma s’affaiblit pendant la dernière décennie et le dimanche redevient le jour le plus populaire. Je reviendrai sur ce modèle après avoir étudié les tarifs des billets.

La Figure 2 indique les variations en termes de spectateurs présents plutôt que de revenus. La vue d’ensemble n’est pas très différente. Néanmoins, du point de vue du nombre de spectateurs, l’atténuation de la variation annuelle est plus marquée : elle est beaucoup moins prononcée après 1750. La variation hebdomadaire indique que la différence entre petits jours et grands jours n’est pas uniquement due à la tarification, que j’aborderai plus tard.

Figure 2. Tendances saisonnières du nombre quotidien de spectateurs – sur l’année (graphique du haut) et sur la semaine (panneau du bas) – par décennies (échelle logarithmique).

Fermetures

Après sa création en août 1680, la troupe cessa de partager le lieu de ses spectacles avec les Italiens ; par la suite, les Comédiens du roi furent soumis à l’obligation, d’abord informelle, puis formelle à partir de 1757, de jouer à Paris chaque jour ouvrable (hormis les congés religieux mentionnés ci-dessus).

D’une part, les acteurs pouvaient être appelés pour des représentations sur commande à la Cour à Versailles, ou à Fontainebleau pendant la saison de la chasse. En principe, la troupe était suffisamment nombreuse pour remplir les deux obligations le même jour : mais en pratique, il était parfois impossible ou difficile de le faire. Les « voyages à la cour » constituaient donc une raison importante de fermeture (environ 30%). Ces fermetures avaient presque toujours lieu (à 91%) entre octobre et Pâques, et atteignaient leur apogée en janvier.

Par ailleurs, les célébrations religieuses exceptionnelles, principalement les jubilés, représentaient environ 5,5% des fermetures25. Quant aux périodes de deuil à la Cour, dont la durée variait en fonction du rang du défunt26 et tendit à diminuer au fil du temps, elles constituaient environ 11% des fermetures27. Naissances, mariages princiers, traités de paix et autres évènements importantes étaient célébrés par une représentation gratuite qui n’apparaît pas dans la série comme une fermeture per se, mais plutôt comme une absence de revenus28. Les autres circonstances qui occasionnaient des fermetures (7%) étaient principalement des célébrations publiques (telles que des feux d’artifice) à l’occasion des naissances, des mariages royaux ou des traités de paix, qui éloignaient probablement les spectateurs du théâtre.

Après le début de la Révolution, les troubles publics étaient fréquents. Parmi les explications données dans les registres, on trouve également les intempéries (chaleur ou froid excessifs), des activités théâtrales (répétitions, installations de machines, absences d’acteurs) ou un manque inexpliqué de spectateurs.

Le reste des fermetures (44%) demeure inexpliqué29 au-delà de la mention laconique suivante : « On a donné relâche au théâtre. » Mais le moment de ces fermetures inexpliquées n’est pas aléatoire. La grande majorité d’entre elles eurent lieu les petits jours (35% le mardi et 52% le vendredi) et au cours de la moitié estivale de la saison (85% entre Pâques et la Saint-Martin, 52% entre juillet et septembre). Il semble donc probable qu’elles reflètent un choix fait par la troupe de ne pas jouer car elle pouvait s’attendre à de faibles recettes.

Figure 3. Fraction de jours sans représentation, sur tous les jours ouvrables.

Les fermetures varièrent au fil du temps, comme le montre la Figure 3. Jusqu’en 1723, elles étaient majoritairement dues à des occasions religieuses et à des deuils à la cour. À partir de 1724, la proportion totale de fermetures pendant une saison varie entre 10% et 25%, la moitié environ tenant aux représentations à la Cour, l’autre moitié demeurant sans explication. À partir de 1764, les fermetures diminuent nettement au point de devenir négligeables après 1776.

La covariance entre fermetures inexpliquées et représentations à la Cour entre 1724 et 1764 suggère un certain lien de causalité. Les acteurs qui se rendaient à la Cour n’étaient pas disponibles pour se produire le même jour à Paris. La troupe était assez grande pour gérer les deux obligations, mais elle pouvait ne pas être disposée à le faire, en particulier les nuits où la fréquentation était susceptible de diminuer. Les règlements de 1757 et de 1766 précisent qu’étant donné que les pièces qui seraient jouées à la Cour étaient connues à l’avance, la troupe devait veiller à organiser son calendrier de manière à respecter l’engagement pris. Apparemment, elle choisit pendant une longue période de ne pas le faire.

II. Les revenus

Les chiffres de revenus que j’utilise ici correspondent aux recettes provenant de la vente de billets. Comme je l’explique plus loin, une autre source de revenus à partir des années 1750 était la location annuelle de loges, mais les données ne sont disponibles que sur une base annuelle et ne peuvent pas être converties en recettes quotidiennes. J’exclus également les « recettes irrégulières », qui comprennent diverses recettes, tels que les retards de paiement sur la vente de billets (impossibles à assigner à une soirée en particulier), les bonus occasionnels et les reports.

Figure 4. Recettes (échelle de gauche) et recettes par soir (échelle de droite) des ventes de billets, 1680-1792.

2.1. Quelques faits essentiels

Le point de départ de mon enquête est la Figure 4, qui représente les revenus des ventes de billets par saison.

Ce graphique est à lire ainsi. Deux périodes peuvent être distinguées, avec la rupture vers la fin des années 1740 (nous pouvons arbitrairement utiliser la paix d’Aix-la-Chapelle comme repère chronologique). Dans la première période, les revenus sont relativement stables, même s’ils présentent quelques variations d’une année sur l’autre. On remarque notamment le pic de 1712-1714, suivi par un retour à la normale en 1715-1716 (années économiquement difficiles) ; le pic de 1719-1720, probablement associé à la phase d’expansion de la bulle du Mississippi ; le pic de 1723, qui correspond aussi une période d’expansion économique, suivie par la forte récession de 1724-1726 ; et la crise de 1740-1741. Les dépressions, toutefois, ne sont pas aussi marquées que les sommets, ce qui suggère que l’effet des expansions et des récessions n’était pas symétrique. Étonnamment, les guerres semblent avoir eu peu d’effet. La régression du logarithme des revenus sur une variable indicatrice des années de guerre donne un coefficient statistiquement significatif, mais l’ampleur est faible (une année de guerre voit les revenus baisser de 7% en moyenne), et cette variable indicatrice n’explique que 5% de la variation des revenus d’une tendance linéaire30.

Après 1749, toutes les années sont plus rentables que les meilleures années de la première période. Les dernières années de l’Ancien Régime sont particulièrement prospères, ce qui correspond à l’installation dans la nouvelle salle et (comme nous le verrons ci-dessous) à une augmentation des tarifs. Mais, comme je voudrais le montrer, la nouvelle salle n’avait pas plus de sièges que la précédente et seul le prix des places au parterre fut augmenté. Dans tous les cas, ni une salle plus grande ni des tarifs élevés ne peuvent, à eux seuls, garantir des revenus supérieurs : le public doit être disposé à remplir cette salle et à payer ces prix.

La comparaison des deux courbes montre que la capacité d’utilisation du théâtre (c’est-à-dire le nombre de représentations par saison) explique en partie, mais en partie seulement, la variation des recettes, notamment leur augmentation après 1750.

Cette augmentation des revenus visible dans la Figure 4 sous-estime la fréquentation, car elle exclut la location annuelle de loges, qui débuta en 175331. L’un des avantages financiers de ces abonnements, mis à part la garantie de revenus stables pendant l’année, était que le droit des pauvres (voir infra) n’était imposé que sur les recettes quotidiennes. La Figure 5 montre que cette pratique, qui avait été instituée pendant les années 1720 à l’Opéra, a vite représenté une part substantielle des revenus. Cela fut aussi le cas à la Comédie-Italienne, qui l’établit à son tour en 176032. Ainsi, la croissance des revenus des billets sous-estime les recettes totales. Pour l’instant, je mettrai de côté les revenus de la location des loges.

Figure 5. Fraction des ventes totales provenant des abonnements des loges,

1733-1791.

2.2. Approche

J’aimerais utiliser la Figure 4 comme fil conducteur pour explorer l’histoire de la Comédie-Française avant 1793, en prenant pour point de départ le fait qu’elle était gérée comme une entreprise commerciale sur un marché. Est-ce que ce sont les conditions du marché qui changèrent, les pratiques de la troupe qui évoluèrent, ou les deux ?

III. Facteurs extérieurs à la Comédie-Française

3.1. Les autres salles parisiennes

L’augmentation de revenus se limitait-elle à la Comédie-Française ?

La Figure 6 représente les ventes de billets dans les trois principaux théâtres parisiens33. Bien que les courbes diffèrent, on repère la même tendance dans les trois théâtres. La première moitié du siècle montre des variations similaires mais sans tendance. De la fin des années 1740 au début des années 1790, tous connaissent la même croissance. Il est intéressant de noter que tous trois souffrirent des évènements de 1789 mais se rétablirent rapidement au cours des deux dernières saisons de la monarchie.

Figure 6. Recettes des ventes de billets dans les trois principaux théâtres parisiens,

1713-1791.

La Figure 7 offre le panorama le plus ample en incluant les recettes de la location des loges dans les « trois grands » théâtres parisiens, ainsi que celles de la Foire et des Boulevards. Pour établir les données sur les revenus de ces derniers, je me suis basé sur des données fiscales. Comme je l’expliquerai plus loin (voir la section sur le prix des billets), un impôt fut exigé de la Comédie-Française et de l’Opéra à partir de 1699 pour financer les hôpitaux. En 1713, l’impôt fut étendu à tous les lieux de divertissement public. Les documents d’archives34 me permettent de déduire les revenus générés par les foires Saint-Laurent et Saint-Germain (qui, comme je l’ai mentionné supra, ne fonctionnaient que quelques semaines par an). On remarque la forte augmentation du revenu des foires entre 1752 et 1762 : cela correspond très probablement à la création de l’Opéra-Comique, dont la fusion avec la Comédie-Italienne en 1762 explique la forte augmentation des recettes cette année-là [Fig. 7]. De plus, à partir de 1773, les hôpitaux commencèrent à percevoir l’impôt des troupes des boulevards (Danseurs du Roi, Ambigu-comique, Variétés amusantes, etc.) et à partir de 1785 dans plusieurs autres lieux. L’impôt était principalement recueilli via le système d’abonnement, c’est-à-dire qu’un forfait était négocié : il doit donc être considéré comme une estimation générale plutôt que comme une donnée précise.

Figure 7. Revenus de tous les théâtres parisiens,

1713-1791.

La Figure 7 confirme que dans aucun théâtre les recettes n’affichent de tendance avant 1750, demeurant aux alentours de 700 000 L. À partir de 1750, les revenus des trois théâtres augmentent, du point de vue du nombre de billets vendus comme du point de vue de la location de loges. Les revenus augmentent aussi dans les Foires, et plus nettement dans la frange compétitive des Boulevards. En 1788, les recettes totales des théâtres atteignent 3,5m L : elles ont donc été multipliées par cinq en quarante ans. Le graphique montre aussi que les « trois grands » représentent encore 75% des revenus en 1788, et que bien que les ventes de billets se rétablissent après les évènements de 1789-90, les locations de loges chutent : lors de la saison 1791-92, les recettes des billets sont inférieures de 3% seulement à celles de 1788-80, mais les locations de loges ont baissé de 62%. Il n’est pas surprenant que l’effet de la Révolution sur la fréquentation du théâtre n’ait pas été le même pour toutes les catégories sociales.

Dans ce contexte plus vaste, la part du marché de la Comédie-Française apparaît dans la Figure 8. Elle est à la fois très variable sur le court terme et stable sur le long terme. En effet, si l’on garde à l’esprit la multiplication par cinq des revenus des théâtres de 1750 à 1788, la stabilité à long terme suggère que la Comédie-Française réussit dans une bonne mesure à maintenir sa part du marché, alors que la volatilité à court terme suggère que cela ne fut pas une tâche simple.

Figure 8. Revenus de la Comédie-Française (y compris la location des loges) en pourcentage des revenus totaux parisiens.

3.2. L’inflation

Une question qui s’impose lors de l’étude d’une série temporelle à long terme exprimée en termes nominaux est la suivante : devrait-elle être ajustée afin de tenir compte des effets de l’inflation ? Autrement dit, la hausse observée est-elle un produit de l’inflation ?

Un indice de prix fiable pour cette période nous fait défaut, en partie à cause des variations monétaires de 1690-1726 décrites ci-dessus. Plus généralement, alors que les séries de prix pour les produits échangés sur les marchés centraux, notamment les céréales, sont abondantes, nous disposons de peu de données pour d’autres produits, comme les marchandises et les services. Nous manquons également d’informations détaillées sur les paniers de consommation ou sur les quantités qui devraient être utilisés pour pondérer la série de prix afin de former un indice.

Néanmoins, j’utilise ici les indices de prix proposés par P. Hoffman et al., qui calculent un indice avec des pondérations qui correspondent à un ouvrier urbain et à un rentier, en tenant compte, dans ce dernier cas, des achats de services domestiques35.

J’ai également calculé un indice du prix des céréales. Les séries de prix sont les prix trimestriels du blé, de l’avoine, de l’orge et du seigle dans sept marchés régionaux autour de Paris. La méthode utilisée pour calculer un indice commun les pondère en fonction de leur volatilité. La série qui en résulte démontre des pics importants en cas de pénurie de céréales, mais aussi un profil général qui correspond dans les grandes lignes à la série des revenus.

La Figure 9 compare la courbe des recettes avec les indices de prix sur deux décennies (selon P. Hoffman et al.) et avec l’indice du prix des céréales.

Figure 9. Indices des prix à la consommation et indices des prix des céréales autour de Paris (échelle de gauche) et recettes totales des ventes de billets à la Comédie-Française (échelle de droite).

3.3. Les revenus

Dans les grandes lignes, la hausse des recettes semble correspondre dans une certaine mesure à la hausse des prix dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, particulièrement marquée pour le prix des céréales. Cependant, la hausse des recettes des billets a lieu précisément au moment où la hausse abrupte des revenus prend fin et son ampleur (environ 20-25%) ne rend pas compte à elle seule de l’augmentation des revenus. Il n’existe pas non plus de lien immédiat entre le prix des céréales et les recettes de la Comédie-Française.

Une hypothèse plus prometteuse est l’effet redistributif de l’inflation, en particulier l’inflation du prix des céréales et la hausse des loyers urbains et ruraux36. Certains spectateurs de théâtre appartenaient à la classe des propriétaires terriens, les plus susceptibles de bénéficier de cette hausse des prix, tandis que d’autres (professionnels du droit ou artisans qualifiés) en bénéficiaient indirectement dans la mesure où ils offraient leurs services aux premiers. Ce n’est donc pas nécessairement une hausse générale des revenus ou des prix qui explique la hausse des dépenses consacrées au théâtre, mais une hausse de revenus de certaines catégories sociales.

Figure 10. PIB nominal et revenus des théâtres à Paris,

1820-1913.

Le XIXe siècle (pour lequel nous avons de meilleures données) indique une relation forte entre le revenu national (PIB) et les dépenses consacrées aux spectacles à Paris37. C’est ce que montre la Figure 10. Si nous ne tenons pas compte des années 1831-32 et 1848-49 (périodes d’agitation politique à Paris), le lien est étroit, avec un coefficient d’élasticité de 1,8. Il semble donc raisonnable de supposer que l’augmentation générale des recettes de la Comédie-Française correspond à une augmentation des revenus à Paris. Malheureusement, nous avons peu de données pour confirmer cette hypothèse.

3.4. Le commerce étranger

Tableau 1. Corrélation entre les revenus de la Comédie-Française (annuels, basés sur le calendrier) et les statistiques de commerce par pays, 1716-1780 (1739 et 1740 exclus). Les tendances linéaires ont toutes été enlevées de la série.

(Source pour les données commerciales : Ruggiero Romano, « Documenti e prime considerazioni intorno alla “balance du commerce” della Francia dal 1716 al 1780 », in Studi in onore di Armando Sapori, Milan, Istituto Editoriale Cisalpino, 1957, p. 1267-1300, corrigé à la lumière de AN F/12/1834A.)

L’une des rares séries de données que nous possédons pour la France du XVIIIe siècle est celle des statistiques d’importation et d’exportation, disponibles de 1716 à 1780 et classées par pays. Le Tableau 1 indique la corrélation des revenus de la Comédie-Française avec les pays pour lesquels les données sont disponibles sur la plus longue période. Il existe une faible corrélation avec le commerce en général, avec les importations comme avec les exportations, mais aucune tendance claire ne se dégage pays par pays. La corrélation la plus forte est avec la Savoie-Piémont, mais c’est aussi le pays le moins touché par les guerres à une époque où le commerce est généralement très sensible au contexte militaire. Ces résultats sont présentés par souci de rigueur, et je ne pense pas que l’on puisse en tirer la moindre conclusion.

IV. Au sein de la Comédie-Française : prix et quantités

Après avoir étudié l’évolution des recettes à la lumière des conditions externes à la Comédie-Française, il convient désormais d’examiner les recettes comme résultant des prix et des quantités, et de déterminer si l’un, l’autre, ou l’ensemble de ces éléments changèrent. Je vais d’abord passer en revue les différentes salles occupées par la Comédie-Française. Ensuite, avant de me pencher sur les prix, j’explorerai précisément le système monétaire français de l’époque, dont les caractéristiques seront utiles pour expliquer la tarification de la Comédie-Française. J’aborderai pour finir la question du nombre de spectateurs.

4.1. Salles

Une question préliminaire est la capacité d’accueil du théâtre. La Comédie-Française occupa quatre emplacements réguliers38 pendant la période considérée :

  1. l’Hôtel Guénégaud (1680-1689), qui occupait une ancienne salle de jeu de paume ;

  2. un théâtre construit sur l’ancien emplacement d’un jeu de paume rue des Fossés Saint-Germain (aujourd’hui rue de l’Ancienne Comédie) (1689-1770) et occupé par la Comédie-Française jusqu’à ce que son piteux état exige la construction d’un nouveau théâtre ;

  3. le Théâtre des Tuileries, qui fut l’emplacement temporaire de l’Opéra de 1764 à 1770, et qui abrita également la Comédie-Française temporairement pendant les travaux de construction (1770-1782) ;

  4. le nouveau Théâtre-Français (après 1782), un bâtiment élégant et indépendant (aujourd’hui connu sous le nom du Théâtre de l’Odéon).

Les deux premiers théâtres sont les moins documentés, particulièrement le premier, mais ils partagent les caractéristiques suivantes : il y avait des banquettes pour s’asseoir sur la scène, de part et d’autre des acteurs, ainsi qu’à l’orchestre39 ; le parterre était uniquement constitué de places debout ; derrière le parterre se trouvaient des rangées de bancs rectilignes (le parquet) et, au fond de la salle, des bancs semi-circulaires (l’amphithéâtre) ; les loges étaient arrangées sur trois niveaux (le troisième niveau avait des bancs jusque dans les années 1740) ; certaines loges, qui surplombaient les banquettes de scène, étaient appelées balcons. Les places sur scène furent supprimées en 1759.

Taleau 2. Capacité d’accueil des salles. [NB : les banquettes de scène furent supprimées en 1759. Le nombre de spectateurs maximal prend en considération les billets individuels et les locations de loges par soir, mais n’inclut pas la location annuelle des loges.]

(Sources : Henri Lagrave, Le Public et le théâtre à Paris de 1715 à 1750, Paris, Klincksieck, 1972, p. 81, et Édouard Lepan, Histoire de l’établissement des théâtres en France, Paris, Prechet, 1807, p. 35).

Le théâtre des Tuileries et le nouveau Théâtre-Français de 1782 étaient plus grands, avec deux niveaux additionnels de loges, et à partir de 1782, le parterre disposait également de bancs. Le Tableau 2 donne une estimation de la capacité d’accueil, ainsi que le nombre maximal de billets vendus tel qu’il est transcrit dans les registres, et qui confirme généralement les estimations, sauf pour les Tuileries (1770-1782). Dans ce cas, l’estimation détaillée émerge d’un document d’archive datant probablement de la fin des années 1770, mais cela semble problématique, comme je le montrerai dans la prochaine section.

4.2. Contexte monétaire

Le système monétaire de l’Ancien Régime était, dans ses grandes lignes, assez simple. Hormis la période exceptionnelle évoquée ci-dessous, les instruments monétaires étaient des pièces d’argent et d’or, avec de la monnaie en argent de bas aloi (billon) ou en cuivre pour les plus petites dénominations. La pièce d’or principale était le louis d’or, 22% d’or, pesant 6,75 grammes jusqu’en 1709, variant plusieurs fois par la suite, pesant 8,16 grammes de 1726 à 1758 et 7,65 grammes à partir de 1785. La pièce d’argent principale était l’écu, d’argent au titre de 91,7%, pesant 27,5 grammes jusqu’en 1709, variant aussi jusqu’en 1726, et pesant 29,5 grammes à partir de 172640. Les caractéristiques des pièces – poids, aloi, empreinte – étaient fixées par un édit royal enregistré au Parlement et à la Cour des Monnaies.

L’unité de compte était la livre (le terme franc était occasionnellement utilisé comme synonyme), divisée en 20 sous ou 240 deniers. Les pièces ne portaient jamais de valeur nominale. La valeur des pièces de monnaie en unités de compte était fixée par l’édit original qui définissait leurs caractéristiques, mais pouvait être modifiée du jour au lendemain par arrêt du conseil. La valeur des pièces, ainsi que leur contenu métallique, furent globalement stables avant 1690 et après 172641, mais la période couverte par les registres inclut l’épisode troublé des réformes. Les variations des valeurs nominales des pièces d’or et d’argent sont résumées dans l’Annexe 1 et illustrées dans la Figure 11, qui représente un indice du nombre de livres pour un poids constant en argent.

Figure 11. Équivalent neuf et prix neuf des pièces en argent, 1688-1726. L’équivalent neuf mesure le nombre de livres par poids constant d’argent (1 marc = 244,75 g). Le prix neuf est le prix payé pour les lingots d’argent par la nouvelle monnaie ; la différence entre les deux courbes mesure le profit de la monnaie provenant de la frappe de nouvelles pièces.

La première réforme eut lieu en 1690. Jusque-là l’écu valait 3 L. Un édit de décembre 1689 annonça qu’une nouvelle pièce de monnaie, de même contenu mais de modèle différent, serait désormais frappée avec une valeur de 3,3 L. Les écus existants reçurent un temps la valeur de 3,1 L avant d’être démonétisés. Le détenteur d’un ancien écu démonétisé ne pouvait l’utiliser comme monnaie, mais il pouvait le vendre à la Monnaie comme lingot et obtenir en échange de nouveaux écus ou d’anciens écus refrappés (réformés). Le prix payé à la Monnaie pour chaque ancienne pièce était de 3,08 L en pièces neuves. Étant donné que le contenu métallique de l’écu était le même et que la Monnaie fabriquait un nouvel écu d’une valeur de 3,3 L avec le contenu d’un ancien écu acheté pour 3,08 L, la marge brute de la Monnaie était de 0,22 L par écu, soit 6,5%. Ce bénéfice était le but de la refonte.

À partir d’avril 1692, la valeur nominale des nouvelles pièces fut progressivement ramenée de 3,3 L à 3 L, mais en octobre 1693 une autre réforme eut lieu, à la faveur de laquelle fut émis un nouvel écu de 3,6 L. À partir de décembre 1699, cet écu fut réduit progressivement de 3,6 L à 3,2 L. D’autres réformes eurent lieu en 1701, 1704, 1709, 1715, 1718, 1720 (deux fois) et 1726. Dans plusieurs cas, les nouvelles pièces avaient un poids différent, mais le principe et le but étaient les mêmes : forcer les détenteurs à vendre leurs pièces à la Monnaie à perte (en termes de métal).

L’unique exception au fait que le moyen d’échange consistait en pièces d’or et d’argent est la période de la Banque générale (puis royale) de John Law. À partir de mai 1716, la banque de Law émit des billets de grandes valeurs nominales, payables sur demande en écus d’argent (les dénominations allaient de 10 à 1000 écus, puis de 10 L à 10 000 L). Au début des années 1720, les billets de banque avaient cours légalement et l’intention de Law était qu’ils remplacent complètement les pièces, à l’exception d’une petite pièce en argent valant 1 L. Mais à partir de mai 1720, ses projets échouèrent et les billets de banque commencèrent à perdre de la valeur par rapport à l’or et à l’argent ; ils furent finalement démonétisés à la fin des années 1720 et une nouvelle monnaie (sur l’étalon de 1718) fut émise à partir de septembre 1720. Les billets de banque furent retirés de la circulation à partir de la seconde moitié de 1721 et furent convertis en dette publique.

4.3. Les prix

Les billets d’entrée pouvaient être achetés pour des places individuelles ou pour des loges entières. Les tarifs des billets simples et des loges sont abordés plus loin.

Tableau 3. Revenu annuel par habitant pour les groupes sociaux urbains, 1788

(voir Christian Morrisson et Wayne Snyder, « The Income Inequality of France in Historical Perspective », European Review of Economic History, 2000, n° 4, p. 59-83).

Le Tableau 3, qui indique le revenu annuel par habitant pour les groupes sociaux urbains en 1788, offre un rappel utile de la valeur des prix. Même les billets les moins chers représentaient une dépense importante pour les classes inférieures à celle de la bourgeoisie urbaine.

La tarification des billets à la Comédie-Française, qui apparaît dans la Figure 12 sur toute la durée des 113 saisons archivées, peut désorienter au début, mais le graphique révèle certaines tendances, qui peuvent être comprises sur la base de deux principes : a) un ensemble de quatre catégories tarifaires (six à partir de 1782) ; et b) la coexistence à tout moment de deux grilles tarifaires qui alternaient selon le jour. Chaque grille tarifaire comprend quatre tarifs, pour chaque catégorie de billets. Je nommerai ces grilles tarifaires « normale » et « majorée ».

Figure 12. Prix des billets par catégorie.

Plusieurs facteurs étaient aussi en jeu, compliquant le tableau sans changer le schéma : (a) les places sur scène avaient parfois des prix différents, jusqu’à 1730 ; (b) deux impôts furent exigés, en 1699 et en 1716, ce qui augmenta les prix ; (c) les réformes monétaires décrites ci-dessus influencèrent occasionnellement les prix ; et (d) l’alternance entre les deux grilles varia au fil du temps. Plus précisément, la grille la moins chère était de loin la plus courante jusqu’en 1753, de sorte que l’on peut imaginer une grille normale et une grille majorée. Après 1753, la grille normale devint beaucoup moins courante, et il devient donc plus pertinent de penser à une grille tarifaire normale parfois minorée. Après 1782, une seule grille fut appliquée.

Catégories de sièges

Les catégories tarifaires étaient au nombre de quatre (avec une cinquième occasionnelle) jusqu’en 1782, puis de six42. Les catégories étaient, en ordre croissant de prix, le parterre (places debout uniquement), les troisièmes (et, après 1770, les quatrièmes) loges, puis les deuxièmes loges. Les places les plus chères comprenaient le premier niveau de loges (avec les loges du rez-de-chaussée après 1770), le parquet, l’amphithéâtre et les banquettes de scène43.

La cinquième catégorie occasionnelle apparaît entre 1694 et 1730 parce que les prix des banquettes de scène sont différents (toujours supérieurs). Cela se passa à quelques reprises, comme lors de la première de Sancho Pansa en 1694, lors de celle de La Foire Saint-Germain et de Polixène en 1696, et lors d’une reprise de Psyché en 1704. Cela fut aussi le cas lors de la fermeture de la saison, d’abord en 1705, puis de nouveau en 1706, 1708 et 1709. Cette cinquième catégorie fut utilisée le plus régulièrement entre décembre 1698 et mars 1699, et entre octobre 1713 et février 1715, puis rarement jusqu’en 173044.

Fluctuations des tarifs et de la monnaie

Si l’on procède chronologiquement, on peut distinguer trois périodes successives : de 1680 à la première augmentation d’impôts en 1699, de 1699 à la deuxième augmentation d’impôts en 1716, puis de 1716 à l’ouverture du nouveau théâtre en 1782. Pour chaque période, j’étudierai les prix normaux et les prix majorés. L’Appendice 2 donne des détails sur les grilles de tarification utilisées pendant ces trois périodes.

Jusqu’en 1687, la grille tarifaire normale était de 0,75/1/1,5/3 L. Cette structure correspond précisément aux pièces qui étaient en circulation depuis 164045. Les pièces d’argent, l’écu et ses fractions, valaient 3 L, 1,5 L, 0,75 L et 0,25 L, tandis que les pièces d’or, le louis, son double et sa moitié, valaient 11 L, 22 L et 5.5 L. Les tarifs à la Comédie-Française s’exprimaient donc en nombre de pièces : un billet au parterre valait un quart d’écu, une loge de troisième catégorie valait un quart et un douzième, une loge de deuxième catégorie coûtait un demi-écu et une première loge valait un écu.

Pendant cette même période, les prix majorés étaient généralement 1,5/1,5/3/5,5 L, c’est-à-dire un demi-écu, un écu et un demi-louis, avec quelques variations (en particulier, le prix majoré du parterre était parfois le double entre novembre 1681 et février 1682). Ils correspondent au double des prix normaux, sauf les premières loges dont le prix correspondait à une pièce d’or46. Les registres notent en effet que parfois « on a pris le double ».

La première mutation monétaire à avoir lieu après 1641 se produisit en 1686-87, quand la valeur du louis varia : à partir du 15 août, elle passa à 11,5 L ; à partir du 27 octobre, elle passa à 11,25 L ; et à partir du 10 décembre, elle passa 11.6 L (voir l’Appendice 1 pour des détails sur les estimations de la valeur des pièces au fil du temps). Le prix majoré d’un billet dans les loges inférieures varia en conséquence, de manière à demeurer constant en termes de pièces d’or47. De plus, au cours d’une brève période en décembre 1689, le tarif normal suivit l’écu d’argent qui était passé de 3 L à 3,1 L alors qu’un nouvel écu de 3.3 L était créé ; le 21 décembre, ils sont notés dans le registre comme « écu », « demi-écu » et « quart d’écu ». Mais après décembre 1689, alors que le louis continuait à varier et fut à deux reprises remplacé par de nouveaux louis de différentes valeurs, les tarifs majorés de la Comédie-Française retournèrent à des multiples de 11 L et semblèrent complètement ignorer ces variations monétaires. Les variations concomitantes de la valeur des pièces d’argent ne furent pas non plus prises en compte.

Figure 13. Prix pour chaque catégorie de billets, avec la valeur nominale du demi-louis d’or, de l’écu et du demi-écu d’argent.

La deuxième période commence avec l’imposition du droit des pauvres48. Le 5 mars 1699, les prix à la Comédie-Française augmentèrent de 20%, passant à 0,9/1,2/1,8/3,6 L pour le tarif normal et au double exact de 1,8/2,4/3,6/7,2 L pour le tarif majoré. Cette augmentation aligna les deux grilles sur les valeurs nominales courantes des pièces d’argent : depuis la réforme d’octobre 1692, l’écu valait 3,6 L ; ainsi tous les prix (hormis ceux des loges de troisième catégorie) pouvaient être exprimés avec l’écu, sa moitié (1,8 L) et son quart (0,9 L). De 1699 à l’imposition d’un impôt additionnel en 1716, les variations monétaires furent nombreuses mais affectèrent rarement les tarifs de la Comédie-Française, hormis dans les deux cas suivants.

Le premier cas eut lieu quelques mois après l’instauration de l’impôt. Une série d’arrêts du conseil, à partir du 22 décembre 1699, fit baisser la valeur de l’écu de 3,6 L à 3,2 L. On peut constater qu’en conséquence, les prix des trois catégories furent exactement alignés sur l’écu en janvier, février, avril et juin 1700, et en janvier, avril et juillet 1701, de manière à ce qu’ils continuent à être exprimés en monnaie d’argent. Le prix des troisièmes loges, cependant, ne fut pas modifié. En septembre 1701, une nouvelle réforme monétaire créa un nouvel écu valant 3,5 L. La Comédie-Française, cependant, revint au tarif de 1699, ignorant cette variation ainsi que celles qui suivirent pendant 14 ans, probablement parce que les prix des billets ne correspondaient pas à une dénomination spécifique49. Les prix majorés très rarement utilisés pendant cette période, correspondaient au simple doublement des prix normaux et s’élevaient à 1,8/2,4/3,6/7,2 L ; à quelques exceptions près, ils ne furent pas non plus indexés sur les variations monétaires50.

Les prix de la Comédie-Française furent une seconde fois affectés par les variations monétaires lors de la dévaluation progressive de l’écu de 5 L à 3,5 L entre décembre 1713 et septembre 1715. À la fin de ce processus, de février à septembre 1715, les deux catégories de places les plus chères furent indexées sur la valeur de l’écu et du demi-écu. Les deux catégories de places les moins chères ne furent, elles, pas modifiées.

Les tarifs supérieurs, rarement appliqués, variaient moins. Les seules variations possibles étaient que les deux catégories de places les moins chères demeuraient inchangées, augmentaient de 50% ou doublaient ; les secondes loges coûtaient un écu de 5 L à la clôture de la saison 1711, alors que les premières loges coûtaient un écu et demi (7,5 L) à la clôture de la saison 1713, et les prix des clôtures des saisons 1714 et 1715 furent fixés aux fractions correspondantes du prix de l’écu à l’époque (4,75 L et 3,75 L respectivement).

La troisième période commence au moment où l’impôt additionnel des pauvres en faveur de l’Hôtel-Dieu prit effet (le 10 février 1716) et où les tarifs augmentèrent de 11%, passant à 1/1,4/2/4 L. Au cours du mois de mars 1716, la Comédie-Française sembla expérimenter différents tarifs. Mais pendant les saisons 1716-1718, le tarif fut maintenu à 1/1,5/2/4 L, avec seulement un cas de tarifs majorés lors de la clôture de la saison 1719. Ce tarif resta en vigueur jusqu’à l’installation de la troupe dans la nouvelle salle en 1782, avec l’exception de la dernière période d’instabilité monétaire affectant le prix des billets, pendant et juste après la mise en place du système de John Law, en 1720-21.

En janvier 1720, le tarif normal fut utilisé les deux-tiers du temps mais le tarif majoré changea régulièrement. De février à mi-mars, trois tarifs alternèrent : le tarif normal, un tarif intermédiaire et un tarif doublé. De la mi-mars au 9 août, les tarifs normaux (les petits jours) et les doubles alternèrent. Du 10 août au 30 septembre, le tarif normal fut augmenté de 50% pour la catégorie la plus basse et pour la plus haute. Finalement, d’octobre 1720 à avril 1721, le tarif normal fut réduit alors que le tarif majoré devint rare.

Lors de la saison 1721-22, le tarif redevint 1/1,5/2/4 L et ne dévia pas pendant les six décennies qui suivirent, avec cependant un changement de fréquence, comme nous le verrons. Le tarif majoré prit plus de temps pour se stabiliser et varia légèrement entre 1721 et 1732. À partir de la saison 1730, son utilisation fut plus fréquente et, après quelques tentatives d’augmenter le prix des troisièmes loges pendant les saisons de 1731 et 1732, il se stabilisa de manière permanente à 1/2/3/6 L.

L’utilisation de la tarification majorée

La Figure 14 indique à quelle fréquence le tarif majoré fut appliqué entre 1680 et 1782, lorsque la distinction entre les tarifs disparut. Pendant les premières années, le tarif majoré était utilisé soit pour les premières représentations de nouvelles pièces ou pour des reprises importantes (l’Andromède de Corneille en 1682, sa Toison d’or en 1683, Psyché de Molière en 1684). Toutes les premières ne donnaient pas lieu à une majoration, mais seulement 40% d’entre elles entre 1680 et 1695.

Figure 14. Fréquence de la tarification supérieure, par saison.

Les occasions de majoration se firent plus rares et plus éclectiques après 1695 : quelques premières (Polymneste de Genest en 1699, Méléagre de La Grange en 1699, Le Curieux impertinent de Destouches en 1709, Électre de Longepierre en 1719), quelques reprises (Psyché de Molière en 1703, Circé de Corneille en 1705), le retour d’un acteur connu (Baron l’ainé en 1709), la visite de personnes illustres (le Dauphin en 1696, le Vieux Prétendant en 1706, l’Électeur de Bavière en 1709) et des traditions émergentes (le dernier jour de la saison en 1707, puis régulièrement à partir de 1710, hormis en 1717-18 ; la représentation de Noël de Polyeucte de Corneille en 1714, 1716 et 1719).

Comme nous l’avons vu plus haut, une forme de tarification majorée fut de nouveau appliquée en 1720, mais il s’agissait surtout de répondre à l’inflation. Une fois que les prix revinrent à la normale, le tarif majoré fut de nouveau appliqué de manière ponctuelle51. C’est seulement à partir de la saison 1730 que la majoration se pratiqua à nouveau pour la première série de représentations d’une pièce (et pas seulement pour la première)52. De 1730 à 1753, 55% des nouvelles pièces donnèrent lieu à une tarification supérieure lors de leur première représentation. De plus, les ouvertures de saison (à partir de 1742) et les reprises commencèrent à donner lieu à majoration : Le Bourgeois gentilhomme de Molière en 1736, le Triomphe du temps et Alzire en 1740, etc. Mérope de Voltaire fut la première pièce à continuer à occasionner un tarif majoré après sa première saison.

Figure 15. Moyenne des prix par catégorie de billets, par saison.

Comme le démontre la Figure 14, le tarif majoré se fit de plus en plus fréquent, mais un changement net se produisit pendant la saison 1753-54. La structure tarifaire demeura la même, alternant entre 1/1,5/2/4 L et 1/2/3/6 L, mais le tarif majoré fut appliqué beaucoup plus fréquemment. En conséquence, le prix moyen pour chaque catégorie tarifaire augmenta [Fig. 15]. Par rapport aux moyennes de 1740–1752, les prix augmentèrent de 26% pour les deux meilleures catégories et de 18% pour la troisième (les prix du parterre ne furent pas affectés). Pendant les saisons allant de 1753 à 1782, le tarif le plus bas ne prévalut que 19% du temps, presque exclusivement les petits jours du mardi et du vendredi – alors qu’avant 1752, les prix majorés ne prévalaient que 15% du temps, et généralement le lundi, le mercredi et le samedi [Fig. 16]. Il convient également de noter que chaque première après 1753 donna lieu au tarif majoré, comme, vraisemblablement, l’ensemble des premières représentations.

En somme, deux choses eurent lieu en 1753 : les prix augmentèrent d’un quart et les soirées à prix réduit devinrent parfaitement prévisibles. La programmation était organisée autour des prix plutôt que les prix dictés par les représentations. Dans le langage macroéconomique, la tarification passa d’élément dépendant de l’état à un élément dépendant de la date.

Figure 16. Nombre de représentations aux prix normaux (bleu) et réduits (rouge), par jour de la semaine,

pendant les saisons de 1728-1752 (graphique du haut) et de 1753-1781 (graphique du bas).

La dernière salle

Lorsque la Comédie-Française emménagea dans son nouveau théâtre pour la saison 1782-83, le parterre, rebaptisé parquet et doté de bancs, cessa de constituer la catégorie la moins chère ; par ailleurs, deux catégories furent ajoutées, la galerie et l’amphithéâtre des 3es loges ou paradis, au dernier étage. La pratique d’offrir des prix réduits les petits jours disparut, et le seul changement après cela fut une baisse des prix au parterre, le 27 mars 1791, de 2,4 L à 1,8 L. Il semble ainsi que le théâtre pouvait désormais se passer d’un usage qu’il avait beaucoup pratiqué auparavant.

Tarification des loges

Après avoir analysé la tarification des billets individuels, nous pouvons à présent considérer le prix des places de loges. La difficulté ici est que, jusqu’à 1782, nous ne connaissons pas la capacité exacte des loges. Le prix des loges suivait l’alternance entre tarif normal et tarif majoré que nous avons identifiée pour les billets individuels, et semble avoir été proportionnel à la taille de la loge. Ainsi, dans la grande majorité des cas, nous pouvons estimer la taille d’une loge à partir de son prix de location.

Les registres offrent des informations limitées sur les différents types de loges53. Au début, elles sont appelées loges mais la différence est parfois faite entre premières et secondes, faisant référence au premier ou au second niveau. De 1687 à 1754, la terminologie est loge basse et loge haute.

Comme les billets individuels, la location des loges correspondait initialement au système monétaire existant. En 1680, les loges du haut étaient louées pour 12 L (24 L les soirs majorés), c’est-à-dire quatre (huit) écus d’argent ; les loges du bas étaient louées pour 33 L (44 L les soirs majorés), c’est-à-dire trois (quatre) louis d’or. Comparés au prix des billets simples, le prix des loges correspondait à une capacité de huit sièges.

Après que la valeur du louis d’or fut passée à 11,5 L en 1687, le prix « en or » des loges inférieures passa par conséquent à 34,5 L et 46 L, tandis que le prix « en argent » des loges supérieures demeura inchangé. En octobre 1687, la valeur du louis passa à 11,25 L et le 12 décembre 1689 à 11,6 L. Le prix d’or des loges du bas suivit54. Mais à partir de janvier 1690, le prix des loges revint à la structure antérieure de 12/33 pour les prix normaux et de 24/44 pour les prix majorés. En septembre 1695, les prix normaux passèrent à 12/24, exactement 8 fois le prix du billet unique. Comme nous l’avons vu précédemment, les prix majorés se firent rares, mais lorsqu’ils étaient utilisés, le prix des loges augmentait de façon strictement proportionnelle.

Lorsque le premier droit des pauvres fut imposé en 1699, le prix des loges augmenta de 25% au lieu de 20%, de 12/24 à 15/30 L, soit un rapport de 8 1/3 pour 1 par rapport aux billets individuels. Lorsque le second droit des pauvres fut imposé en 1716, le prix des loges augmenta et passa à 16/32 L, le rapport de 8 pour 1 par rapport au prix des billets individuels se trouvant rétabli55.

Pendant la saison 1722, il n’y a pas de location de loges. Il semble qu’il y eut un remodelage du théâtre cette année-là, car deux prix distincts furent ensuite appliqués pour les loges supérieures, correspondant à huit ou dix fois le prix du billet unique (normal ou majoré). Il paraît raisonnable d’en déduire que de nouvelles loges de dix sièges avaient été créées, comme le confirme l’examen d’un plan détaillé datant du milieu du XVIIIe siècle56.

À partir de 1754, les loges sont nommées premières et secondes et de nouvelles catégories apparaissent : les demi-loges (premières ou secondes) en 1758, les balcons en 1759, les troisièmes loges et petites loges (construites aux environs de 1753 au troisième niveau et contenant probablement quatre places) en 1765.

Figure 17. Nombre de spectateurs payants par saison : parterre, total des billets individuels, total des billets individuels et des loges louées (moyenne par saison).

Lorsque la Comédie-Française déménagea aux Tuileries, les balcons disparurent et les catégories de prix se multiplièrent. Dans le nouveau théâtre en 1782, les capacités des loges furent spécifiées dans les registres. Reconstituer le tarif des loges devient plus difficile entre 1758 et 1782, mais peut être fait à condition de faire la distinction entre les prix normaux et les tarifs réduits. C’est ce que je fais dans le Tableau 4, différenciant les tarifs réduits (A) et les prix normaux (B). La capacité des loges est connue pour la période 1782-1793, et j’en propose une estimation pour les périodes antérieures.

Tableau 4. Prix des loges inscrits dans les registres, par catégorie, avec leur capacité (estimée jusqu’en 1782). A et B indiquent respectivement tarifs bas et tarifs hauts. Les caractères gras indiquent des prix qui apparaissent fréquemment, alors que ceux en italiques indiquent les prix qui n’apparaissent qu’une ou deux fois.

Il en ressort ceci : pendant les années 1750, la tarification des premières loges demeura la même, mais la tarification des deuxièmes loges augmenta par rapport aux prix des billets individuels, qui étaient de 2 L et 3 L lors des soirées normales et majorées ; les loges étaient louées pour un prix multiple de 2,5 L et de 3,75 L. Pareillement, lorsque les troisièmes loges étaient louées, leur prix, multiple de 2 L et de 2,5 L, était plus élevé que celui d’un billet individuel à 1,5 L et 2 L. Cette tarification fut maintenue dans la nouvelle salle de 1782, alors qu’une variété encore plus grande dans la taille des loges fut introduite.

4.4. Quantités

Si les tarifs ne peuvent pas complètement expliquer la hausse des recettes, nous devons nous tourner vers les quantités, c’est-à-dire le nombre de billets vendus. L’élucidation des grilles tarifaires me permet d’établir des chiffres de fréquentation journalière. Ceux-ci ne peuvent pas inclure les places gratuites, qui ont pu être nombreuses : acteurs, auteurs, représentants du gouvernement avaient droit à un nombre variable de places gratuites qui ne peuvent pas être comptabilisées.

4.5. Fréquentation

La Figure 17 indique les moyennes de fréquentation par saison tout au long de la période. Le parterre comprenait entre 50% et 60% du public, même si ce chiffre baissa de façon marquée pendant les dernières années de la période considérée. Les locations de loges à la journée s’avèrent quantitativement peu importantes, comme indiqué précédemment.

Derrière les moyennes par saison se trouve un degré de variation étonnant. La Figure 18 indique les chiffres quotidiens sur toute la période ; chaque point sur le diagramme correspond à une représentation. Les changements de salle sont indiqués par les lignes verticales et la moyenne pour la saison, par la ligne épaisse. Le maximum avant 1782 était de 1592, maximum atteint le 11 décembre 1730, alors que le minimum était de 12, minimum atteint le 23 juin et le 12 février 1712. Tandis que la salle des Tuileries entre 1770 et 1782 était de toute évidence limitée par des contraintes de capacité, le déménagement dans le nouveau théâtre en 1782 permit à la Comédie-Française d’ouvrir ses portes à un public beaucoup plus large.

Figure 18. Nombre de spectateurs payants par représentation.

La Figure 19 répartit la fréquentation quotidienne du théâtre par catégorie de billets. La contrainte de la capacité d’accueil est évidente dans le graphique représentant le parterre, où un maximum de 450 places constituait souvent la limite entre 1773 et 1782. Ce chiffre ne correspond pas à la capacité indiquée dans le document d’archive mentionné ci-dessus, qui indique un chiffre de 600. Il semble être lié aux efforts de la police pour limiter le public au parterre57. L’installation dans le nouveau théâtre permit une expansion importante du nombre de sièges, en particulier dans les deuxièmes et troisièmes loges.

Figure 19. Nombre de spectateurs payants par séance, par catégorie tarifaire.

La Figure 20 contient les histogrammes de la fréquentation par sous-période. Les chiffres sur les axes horizontaux représentent les déviations par rapport à une moyenne dont les tendances ont été éliminées et qui a été ajustée saisonnièrement – c’est-à-dire qu’ils suppriment les changements dans la fréquentation globale au fil du temps, au cours de la saison comme au cours de la semaine. Un mouvement de la répartition vers la droite (augmentation de la fréquentation) est évident après 1749 et s’accentue lorsque la troupe s’installe aux Tuileries (1770-82), où un « empilement » se produit sur la droite de la répartition en raison des contraintes de la capacité d’accueil. La forme de la répartition au cours de la dernière période est plus proche de celle de la première période, mais avec un plus grand étalement, ce qui indique des soirées plus rentables.

Figure 20. Répartition de la fréquentation par séance, par rapport à la moyenne et ajustée afin de tenir compte des variations saisonnières.

Cette répartition, bien sûr, ne représente pas l’incertitude à laquelle la Comédie-Française fit face, parce qu’elle est le résultat des choix de programmation faits par la troupe chaque semaine.

V. Stratégies de programmation

Même si nous acceptons l’existence d’une demande croissante de théâtre à Paris après 1748, pouvons-nous comprendre ce que fit la Comédie-Française afin d’en tirer profit ? En d’autres mots, les recettes peuvent-elles être expliquées par les stratégies de programmation ?

Une première tentative pour résoudre cette question consiste à étudier quelques statistiques qui éclaireront les stratégies de programmation. On sait que ces choix étaient faits par les acteurs58, qui étaient les actionnaires de la troupe, assumant le risque quotidien, alors que le risque catastrophique était en fin de compte pris en charge par le roi. La programmation était en effet décidée par les acteurs lors de leur réunion hebdomadaire du lundi, et les programmes étaient établis pour des périodes de deux semaines59.

5.1. Diversité

Mlle Clairon déclare dans ses mémoires : « Ce n’est qu’en variant les spectacles qu’on peut espérer de faire de bonnes recettes ». Contrairement à l’Opéra, où seules quelques œuvres étaient représentées chaque saison et jouées soirée après soirée, la Comédie-Française, du fait de la tradition, de ses règlements et de son intérêt propre, dut varier son offre60.

Figure 21. Nombre de titres par saison,

1680-1792.

La Figure 21 indique plusieurs mesures de diversité par saison. Toutes sont données en nombre de titres : pour l’ensemble des pièces, pour les tragédies, pour les longues pièces (4 ou 5 actes) et pour les nouvelles pièces ou créations. Encore une fois, deux périodes émergent : avant 1750, le nombre total de pièces est stable et s’élève à une centaine. Le nombre de tragédies et de pièces longues diminue nettement, alors que le nombre de créations est relativement constant, et bas : le répertoire typique d’une saison contient une nouvelle pièce sur dix. Après 1750, le nombre total de pièces atteint presque 180 ; la tendance à la baisse des longues pièces et des tragédies s’inverse, alors que le taux de création ne change que peu.

Figure 22. Nombre de titres, mesure de diversité, nombre de pièces appartenant aux meilleurs 50% des soirées, durée de la série la plus longue par saison,

1680-1792.

Ces mesures prennent en considération le nombre de titres, mais ne sont pas ajustées pour la diversité. La Figure 22 essaie de le faire. Une mesure possible prend en considération le fait que 99 représentations d’une pièce A et une représentation d’une pièce B offrent moins de variété que 50 représentations de chacune d’entre elles. Cette mesure s’appelle l’entropie relative, un concept emprunté à la théorie de l’information et qui est utilisé, par exemple, pour mesurer la diversité d’un environnement écologique. Intuitivement, il quantifie l’incertitude qui entoure le type d’espèces que l’on est susceptible de rencontrer dans un environnement donné.

Supposons qu’un nombre N de pièces soit joué au cours d’une saison donnée, et que la part de chaque pièce i dans les représentations totales soit pi. L’entropie associée à cette saison est donc –Σi pi ln (pi). Si une seule pièce est jouée, l’entropie est 0, qui est le plus bas possible (il n’y a ni diversité ni surprise) ; quand les N pièces sont représentées à la même fréquence, l’entropie est maximale à ln(N). J’utilise ici l’exponentielle d’entropie, qui va alors de 1 à N et devient donc comparable au simple nombre de pièces.

La Figure 21 montre que, jusqu’en 1750, l’entropie relative est assez élevée compte tenu du nombre de représentations, ce qui laisse penser que les pièces étaient représentées de manière relativement égale. Après 1750, elle augmente parallèlement au nombre de pièces. Le principe édicté par Mlle Clairon suggère que l’augmentation concomitante des recettes n’était peut-être pas une coïncidence. Le graphique trace également une autre mesure de diversité, notamment le plus petit nombre de pièces qui représente la moitié des représentations. Jusqu’en 1750, environ un quart des pièces jouées constitue la moitié des représentations, mais cette fraction s’élève à près d’un tiers dans les années 1780, ce qui confirme une diversité croissante. Enfin, le graphique indique le plus grand nombre de représentations d’une même pièce pour chaque saison. Le but de cette statistique est d’expliquer certaines des variations abruptes que l’on rencontre d’une année sur l’autre lorsqu’on mesure l’entropie. L’entropie chute lorsqu’une pièce a une durée particulièrement longue, faisant ainsi baisser la diversité. Le grand pic de 1784 correspond au Mariage de Figaro de Beaumarchais.

La Figure 23 représente un calcul similaire, mais pour les auteurs. La diversité d’auteurs avait commencé à augmenter un peu dans les années 1740, mais c’est aux environs de 1750 que le changement de tendance est le plus marqué.

Figure 23. Nombre d’auteurs, mesure de diversité, nombre d’auteurs appartenant aux meilleurs 50% des soirées,

1680–1792.

5.2. Nouveautés

Dès sa création, la Comédie-Française se consacra en grande partie à la préservation d’un héritage littéraire, celui du XVIIe siècle. Cela changea-t-il avec le temps et de nouvelles œuvres furent-elles ajoutées au canon ?

Figure 24. Répartition des représentations selon la décennie de création des pièces.

La Figure 24 indique la répartition des représentations sur la base de la décennie où les pièces ont été créées ; les proportions sont calculées par demi-décennies. La partie gauche du graphique indique que la grande majorité des pièces appartenaient au répertoire « classique » (avant 1680), comme il convenait. Au fil du temps, de nouvelles pièces furent introduites et la proportion des œuvres classiques baissa, mais elle se stabilisa rapidement dans les années 1690 et regagna même du terrain. Elle diminua une fois de plus dans les années 1720 mais se stabilisa à nouveau dans les années 1730, car les nouvelles pièces eurent du mal à rester au répertoire après 10 ou 15 ans. Cela change quelque peu après 1750. En particulier, les créations des années 1730, 1750 et (dans une moindre mesure) 1760 s’installèrent dans le répertoire.

Figure 25. Répartition des spectateurs selon la décennie de création des pièces.

La Figure 25 montre, de façon similaire, la répartition des spectateurs (c’est-à-dire de l’ensemble des billets vendus) selon la date de création de la pièce. L’image est globalement similaire, mais le déclin général des classiques est encore plus frappant.

Figure 26. Moyennes des recettes quotidiennes des « classiques » et des « nouveautés ».

Les deux graphiques suivants indiquent la relation entre ancienneté et recettes. Les deux catégories représentées sont les « nouveautés » (pièces de moins d’un an) et les « classiques ». Les recettes par représentation [Fig. 26] étaient stables pour les « classiques », s’élevant à environ 500 L, et elles ne fluctuèrent que légèrement. Elles augmentèrent avec la croissance générale des revenus après 1748. Les recettes pour les « nouveautés » étaient plus volatiles (environ 40%, si l’on ajuste pour la tendance commune) et augmentèrent plus que les recettes des classiques.

Figure 27. Partage de revenus entre les « classiques » et les « nouveautés ».

La répartition des recettes totales est représentée dans la Figure 27. Afin de rendre le graphique plus lisible, c’est la part dans les recettes des pièces créées après 1680 qui est représentée : la part des « classiques » (d’avant 1680) est simplement 1 moins cette part. La part des « classiques » dans les recettes se stabilisa assez tôt à 40%, puis diminua entre 1720 et 1735, puis se stabilisa à nouveau, atteignant moins de 20% à la fin de la période considérée. La part des « nouveautés » est beaucoup plus volatile et augmente considérablement après 1780.

5.3. Variabilité

Le dernier ensemble de chiffres concerne les caractéristiques de la fréquentation (moyenne et déviation standard), en fonction de l’ancienneté des pièces jouées61.

Jusque dans les années 1740, le schéma pour la moyenne de la fréquentation était le suivant. Les « classiques » (pièces d’avant 1680) avaient un public relativement stable. Les « nouveautés » commençaient généralement avec une moyenne de fréquentation plus conséquente, cette moyenne initiale croissant au fil des décennies ; mais quelle que soit la date de création, le profil est le même : après la première décennie, la fréquentation moyenne tombe rapidement au même niveau que celui des « classiques ». Les nouvelles pièces, dans l’ensemble, font recette, mais leur attrait s’estompe assez rapidement, même s’il ne tombe pas plus bas que celui des « classiques ». La variabilité initiale de la fréquentation pour les nouvelles pièces est relativement constante au fil du temps ; et pour chaque décennie de création, la variabilité baisse rapidement au cours du temps. Cela est conforme à un mécanisme de sélection : les nouvelles pièces qui restent à l’affiche font au moins autant de recettes que les classiques du répertoire, et celles qui sont choisies pour rester dans le répertoire sont celles pour lesquelles la fréquentation varie le moins.

Après 1740, le schéma change. Il y a une augmentation subite dans la fréquentation moyenne pour les « classiques » comme pour les « nouveautés ». Bien que la fréquentation moyenne initiale continue à croître au fil du temps (à part pour les millésimes des années 1730 et 1760), certains millésimes (ceux des années 1730 et 1740) ne souffrent pas autant de baisse de fréquentation dans les décennies qui suivent. De plus, quelques vieux millésimes (ceux des années 1690 et 1710) baissent encore plus que les « classiques », qui semblent gagner en popularité. Pour ce qui est de la variabilité, les millésimes des années 1730 et 1740 se distinguent également par le fait qu’ils ne connaissent pas le même déclin dans l’incertitude. La fréquentation des deux dernières décennies, dans les années 1770 et 1780, montre l’impact du changement d’emplacement : la fréquentation est réduite dans les années 1770 et croît avec l’installation dans le nouveau théâtre en 1782, comme nous l’avons vu plus haut. Cela suggère, tout du moins, que les années 1740 et 1750 furent une période de changement de goût, et que la Comédie-Française eut du mal à adapter sa stratégie de programmation aux nouvelles réalités.

Figure 28. Moyenne de la fréquentation par soirée et par décennie et date de création des pièces.

Figure 29. Déviation standard de la fréquentation par soirée et par décennie et date de création des pièces.

Conclusion (provisoire)

La majeure partie de la présente enquête a consisté à établir et à commenter des données, ce qui n’a été possible que grâce à la ressource extraordinaire offerte par le Projet RCF. Il y a certes des limites aux conclusions que nous pouvons tirer sans analyse supplémentaire, parce que les données que nous observons sont le résultat d’une interaction entre les goûts du public et les choix de programmation de la troupe. Néanmoins, quelques conclusions peuvent être provisoirement avancées.

La Comédie-Française fonctionne comme une entreprise dans un marché du spectacle concurrentiel, avec trois institutions établies et une frange compétitive dont l’importance augmente après les années 1760. La rivalité avec l’Opéra est manifeste dans le profil hebdomadaire des recettes et de la fréquentation, et dans la stratégie tarifaire adoptée par la Comédie-Française. L’entreprise est exposée au risque, comme en témoigne l’importance des variations du nombre de spectateurs.

Gérée par et pour des acteurs, la Comédie-Française dispose d’une certaine marge de manœuvre, de la configuration de la salle aux tarifs des billets et à la sélection des pièces représentées. Elle jouit d’un certain degré de liberté en ces domaines, malgré quelques contraintes générales imposées par le pouvoir royal et les Premiers gentilshommes.

En dépit d’une compétition continue et croissante, les revenus augmentent pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec après 1748 un bond soudain qui ne profite pas seulement à la Comédie-Française, puisque les deux autres institutions principales voient aussi leurs revenus croître à ce moment-là. La croissance semble correspondre à l’inflation, mais n’est pas expliquée par elle ; le nombre de spectateurs montre le même changement en 1748. Il semble possible qu’il s’agisse plutôt d’une évolution du revenu des spectateurs, peut-être liée à l’inflation.

La Comédie-Française jouit d’un grand degré de liberté quant à ses stratégies tarifaires. Celles-ci changent au fil du temps de différentes façons. Initialement liés au cours des pièces de monnaie, les tarifs s’en détachent pendant les troubles monétaires de 1690-1715, et cessent de répondre aux dévaluations. Cependant, ils répondent à l’inflation de 1720. La Comédie-Française passe de majorations lors d’évènements spéciaux à des tarifs réduits certains jours, et adopte finalement des prix fixes après son installation dans une nouvelle salle. Les prix augmentent après 1753 et de nouvelles stratégies tarifaires sont développées pour louer des loges, qui elles-mêmes deviennent disponibles dans des formes plus variées. Mais ces hausses de prix ont lieu après la hausse du nombre de spectateurs.

Pour ce qui est du répertoire, la Comédie-Française suit un mécanisme de sélection qui consiste à reprendre un répertoire de « classiques » éprouvés et à y ajouter des nouveautés au moins aussi populaires ; elle essaie donc de suivre la demande du public. Elle prend soin d’offrir une variété de pièces et de genres, et cette variété augmente à partir de 1750. On observe également une rupture au milieu du XVIIIe siècle dans le choix entre classiques et nouveautés, avec moins de classiques et un répertoire plus jeune. La rupture de 1748 tient possiblement à un changement dans les attentes du public, et au temps nécessaire pour que la Comédie-Française s’adapte à ces nouvelles réalités.

La prochaine étape de l’enquête consisterait à étudier empiriquement les facteurs déterminant les choix de programmation de la Comédie-Française et, si possible, de modéliser sa stratégie de programmation.



Appendice 1 : Monnaie d’or et d’argent

Tableau 5. L’écu d’argent, ses fractions et leurs valeurs nominales, 1679-1726.

Tableau 6. Le louis d’or, ses fractions et leurs valeurs nominales, 1679-1726.

Appendice 2 : Grilles tarifaires

Tableau 7. Grilles tarifaires, 1680-1699.

Tableau 8. Grilles tarifaires, 1699-1716.

Tableau 9. Grilles tarifaires, 1716-1723.

Tableau 10. Grilles tarifaires, 1723-1782.


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