Traduit de l'anglais par Grégoire Menu
La pratique théâtrale compte au nombre des productions culturelles historiquement les plus importantes. Si les historiens s’accordent sur le fait que le théâtre, comme texte et comme spectacle, influence en même temps qu’il saisit l’esprit d’une époque, il est en revanche plus rarement envisagé comme une activité économique. Il est même souvent attendu, de la part des artistes, des motivations autres que l’appât du gain. On attribue au théâtre deux fonctions pleinement légitimes : être le medium d’une expression esthétique et le lieu d’une expérience collective. S’il ne faut certes pas tout réduire aux logiques commerciales, il est néanmoins difficile, comme le prouvent avec efficacité les deux articles de William Weber et de François Velde, de ne pas prendre en compte cet aspect dans l’histoire de la prestigieuse institution culturelle qu’est la Comédie-Française. La question économique surgit à de multiples endroits, comme le montre la série de questions qu’a fait naître la lecture de ces deux textes :
Comment fixer le prix d’une expérience artistique ? Même si pour des raisons sociales ou politiques, nous estimons que cette expérience devrait être gratuite, un prix nul n’en est pas moins toujours un prix.
Comment déterminer la valeur d’une œuvre par rapport à une autre, en particulier quand il s’agit d’une forme artistique composée d’itérations variables ? Tel est le cas des représentations théâtrales, qui reposent le plus souvent sur un texte écrit (donc en partie stable), mais qui sont néanmoins sujettes aux variations et aux aléas intrinsèques du spectacle vivant.
Quel est l’élément le plus déterminant pour les auteurs, les acteurs et les directeurs de théâtre, lorsqu’ils établissent la grille des tarifs pour fidéliser un public qui peut décider à tout moment de ne pas venir à une représentation ?
Quel est le lien entre prix et qualité, quelle que soit la manière dont on mesure cette dernière ? Quel est le lien entre prix et fréquence de la programmation ? Quel est le lien, enfin, entre les prix et la concurrence qui s’exerce entre les différentes salles de spectacle ou, plus généralement, entre les différentes formes artistiques ?
Dans le contexte de régimes monétaires instables, comme ceux des XVIIe et XVIIIe siècles en France, le prix à prendre en compte est-il le prix nominal, correspondant à des pièces de valeurs différentes, soumises aux variations dans l’aloi et le poids des métaux pour lesquels existait un autre marché, ou bien le prix réel, ajusté par rapport aux autres usages de ces pièces ?
Les spectateurs de l’époque pouvaient-ils mesurer la différence entre ces deux prix avec suffisamment de précision pour qu’elle ait véritablement un impact ? Force est de constater que les historiens de l’économie, qui bénéficient pourtant du recul du temps et qui ont à leur disposition d’excellents outils de calcul, continuent d’être en désaccord quant à la meilleure façon de déterminer un tel index.
J’ouvre mon propos par cette longue liste de questions précisément parce qu’elles sont à l’image des interrogations auxquelles les Comédiens-Français devaient être confrontés quand ils avaient à décider de la programmation et des tarifs, semaine après semaine, entre la création de la troupe en 1680 et sa dissolution en 1793. À ces questions, la science économique apporte une réponse immédiate, mais toutefois insuffisante : le prix devrait être – ou pour les plus convaincus sera – ce que le marché acceptera. Dans cette optique, l’offre et la demande suffiraient à résoudre la complexité d’un prix d’équilibre qui doit prendre en compte, parmi d’autres, l’ensemble des facteurs suivants : les coûts de production – qu’ils soient fixes (comme ceux liés à la salle du théâtre), aléatoires (comme les droits dus aux auteurs ou les acomptes versés aux comédiens) ou variables (comme les dépenses nécessaires pour la production d’un spectacle une soirée donnée) ; l’attrait de la célébrité d’un ou plusieurs des interprètes ; la qualité perçue de la pièce représentée – déterminée par son auteur, par son statut canonique, par sa nouveauté ou inversement sa familiarité, et certainement de manière plus décisive par ce qu’une personne influente avait pu dire à son sujet ; la séquence de pièces programmées dans le passé récent ; et, bien sûr, les préférences difficiles à définir d’un public instable, vivant dans un monde plein d’imprévus. Il est possible que certains préfèrent ne pas aller au théâtre un soir de mauvais temps, mais l’inverse est tout aussi plausible ; cela dépend peut-être du type de mauvais temps… Il faut aussi prendre en compte les déclarations inattendues du roi et de sa cour, de même que les actions de la police parisienne ou les agitations plus lointaines des armées.
Comment les comédiens et les administrateurs – pour ne pas mentionner les auteurs dramatiques et les nombreux sous-traitants qui dépendaient du succès de la Comédie-Française – comprenaient-ils le monde dans lequel ils vivaient ? Comment abordaient-ils les questions combinées du répertoire, des pratiques scéniques, des difficultés logistiques, des interférences royales, des polémiques critiques et des prix fluctuants ? Il convient de s’interrompre un instant pour rappeler combien ces pistes de réflexion nous éloignent d’une représentation dépassée de la production artistique comme événement strictement esthétique : la beauté est dans l’œil de celui qui regarde, les goûts et les couleurs, etc. Les registres de la Comédie-Française qu’examinent les deux contributeurs de la section « Répertoire et recettes au XVIIIe siècle » mettent en lumière l’importance qu’il y a à prendre en compte le rôle décisif des mécanismes financiers dans la survie du théâtre et, plus encore, dans son institution au sein de la mémoire collective comme agent d’une réussite culturelle digne à la fois d’être étudiée par les chercheurs et pérennisée par les artistes.
Permettant de comprendre comment la Comédie-Française est parvenue à devenir ce qu’elle est, le Projet des Registres de la Comédie-Française (RCF) donne un accès libre à de précieuses archives, accompagnées de remarquables réflexions collectives produites par les nombreux chercheurs impliqués dans cette entreprise. Les auteurs de cette section ont, pour leur part, suivi deux approches très différentes. W. Weber explore avec minutie le paysage culturel du monde théâtral parisien de l’Ancien Régime, en comparant les stratégies de la Comédie-Française et celles déployées par l’Opéra, fondé en 1669, soit onze ans à peine avant la Comédie-Française1. S’attachant à examiner les efforts de ces deux institutions pour devenir et demeurer les arbitres du goût tout en restant solvables financièrement, il montre en particulier comment elles ont, chacune à leur manière, établi un canon au fil du XVIIe siècle, puis comment la Comédie-Française a ensuite choisi de rester fidèle à son répertoire ancien quand l’Opéra a opté pour l’intégration de nouvelles œuvres – ces décisions respectives visant à répondre aux défis culturels et économiques qui marquent la fin du XVIIIe siècle. L’Opéra fut donc plus ouvert au changement, et développa même un syntagme propre pour distinguer une œuvre ancienne d’une nouvelle : le répertoire du XVIIe siècle, dominé par Lully et Rameau, fut désigné comme « musique ancienne ». La transition, qui eut lieu au milieu du XVIIIe siècle, de la prédominance d’un style dix-septième (et strictement français) vers une programmation ouverte à de nouveaux compositeurs, marqués d’une influence (un peu) plus internationale, ne s’est pas faite sans tensions – on parle bien d’une querelle à ce sujet. Cette transition finit toutefois par se faire, et c’est elle qui, selon W. Weber, permit à l’Opéra de survivre aux secousses de la période révolutionnaire. La Comédie-Française, elle, ne fut pas aussi astucieuse, ou peut-être pas aussi chanceuse : comme le remarque W. Weber lorsqu’il commente les condamnations toujours plus fréquentes du goût du public dans la presse des années 1780, « la virulence des attaques à l’encontre [du public] montrent bien à quel point le monde du théâtre était alors ébranlé » (VII).
F. Velde, pour sa part, plonge directement dans l’histoire commerciale de la Comédie-Française et retrace les évolutions complexes du prix des billets et des ventes, en lien avec tous les éléments mentionnés ci-dessus2. En démêlant cet écheveau, il propose de comprendre les choix dans la constitution du répertoire non seulement comme le reflet de préférences artistiques ou culturelles, mais aussi comme l’effet de décisions commerciales pragmatiques nécessaires à la stabilité financière de l’institution. Son essai révèle un autre aspect de l’interaction entre l’évolution du goût du public – voire sa formation, ce qui nous invite à concevoir le goût à la fois comme un déterminant exogène et comme un produit endogène du théâtre – et les événements socio-économiques extérieurs, sur lesquels spectateurs et membres de la Comédie-Française n’ont aucune prise. La configuration financière qui articule entre eux ces deux champs est de fait des plus compliqués.
La première étape consiste à fixer le prix du billet – ou plutôt l’échelle des prix, puisqu’il n’y avait pas qu’un seul tarif. Les places étaient réparties entre la scène, le parterre et les différentes loges. À chaque catégorie correspondait un prix. Certains jours de la semaine étaient moins fréquentés que d’autres, d’où des choix de programmation liés au jour considéré, surtout à partir du milieu du XVIIIe siècle. Certaines représentations entraînaient une hausse des prix, comme la date anniversaire d’une pièce célèbre ou la première d’une nouveauté. Cette augmentation pouvait également correspondre à la nécessité de s’adapter à une conjoncture défavorable : en 1720, par exemple, la révision des prix cherche à répondre à l’inflation provoquée par les « réformes » monétaire de John Law qui aboutiront à la bulle du Mississippi. De temps à autre, la Comédie-Française versait un impôt au profit des pauvres, mais F. Velde remarque que cet impôt n’engendrait pas nécessairement une hausse des prix pour les spectateurs et que, quand c’était le cas, la hausse ne touchait pas tous les billets. Certaines loges étaient vendues sous forme de forfait, à un prix différent de celui d’une place de qualité équivalente. Toutes ces variables interviennent avant la distinction entre prix nominal et prix réel. F. Velde réussit la prouesse d’exposer cette multitude de déterminations et, en y prêtant une attention minutieuse, il parvient à y mettre de l’ordre. Après avoir éliminé les éléments non significatifs, son article montre que le coût d’un billet a augmenté après 1753 de près de 25%. Malgré cette hausse considérable, le nombre de spectateurs n’a pas diminué et le théâtre a bénéficié d’une augmentation conséquente de revenus. En effet, le renforcement concomitant des concurrents directs de la Comédie-Française, qu’il s’agisse d’institutions bien établies ou de scènes plus marginales, laisse à penser que le public de la fin du XVIIIe siècle devait soit avoir un goût plus prononcé pour ce type de théâtre, soit disposer de revenus plus importants. Ces deux possibilités ne sont d’ailleurs pas exclusives l’une de l’autre. La Comédie-Française fit tout son possible pour répondre à cette hausse de la demande, peut-être au prix de ces querelles artistiques qui marquent la fin du siècle et que W. Weber mentionne clairement dans son essai.
Il faut également dire un mot de l’histoire remarquable des revenus de la Comédie-Française sur le long terme. La somme des recettes était extrêmement instable, quelle que soit l’unité de temps choisie (semaine, saison, année), mais elle manifeste, une fois lissée, une régularité notable. Les recettes étaient moindres le mardi et le vendredi, du moins au XVIIIe siècle, tout comme au milieu de l’été. Certains spectacles et certains auteurs connaissaient l’échec, quand d’autres étaient abonnés aux succès. Quelques années furent mauvaises dans leur totalité mais la tendance sur le long terme est positive, si l’on excepte la chute du début des années 1740. Il est aisé d’imaginer la réponse qu’un Comédien-Français aurait pu donner à celui qui lui aurait demandé ce que l’avenir réservait à la troupe. À l’instar du personnage de Philip Henslowe qui, dans le film Shakespeare in Love en 1998, répond de façon mémorable à tous les contretemps par une bravade, ce Comédien-Français interrogé pourrait affirmer que « tout s’est bien terminé ». Et pourquoi cela, en dépit de tous les risques encourus ? « Je ne sais pas. C’est un mystère ». De façon remarquable, il semble que les choses se soient passées ainsi pour la Comédie-Française pendant plus d’un siècle, du moins jusqu’aux retombées de la Révolution Française sur la politique culturelle et sur l’économie. Comme le remarque F. Velde à sa propre surprise, même la guerre (extérieure) n’eut qu’un impact réduit sur les ventes de billets et sur les revenus. Mais doit-on réellement s’étonner que le théâtre continue d’attirer dans les moments de crise ?
Pour conclure, je ne peux m’empêcher de souligner, non sans admiration, les compétences mathématiques sophistiquées nécessaires pour s’orienter dans les régimes monétaires changeants caractéristiques de la France de la première modernité. Pour ajuster leurs pratiques économiques, même de manière rudimentaire, les membres du public, y compris les moins éduqués, devaient disposer de compétences en calcul qui épateraient les lycéens d’aujourd’hui. Le type de métal, le poids et l’aloi des pièces, ainsi que les décrets gouvernementaux concernant la valeur nominale étaient tous soumis à des révisions fréquentes. À ces changements répétés, qui n’empêchaient pas les affaires, pouvaient venir s’ajouter d’autres bouleversements durant les périodes d’incertitudes extrêmes, comme lors des fluctuations importantes engendrées par le « système » de John Law entre 1719 et 1720. J’ai conscience de m’éloigner du sujet mais je ne peux m’empêcher de remarquer que les sociétés reconduisent à travers le temps cette folle idée de charger des parieurs impénitents de s’occuper de la stabilité financière de l’État, sans tirer aucun enseignement de l’histoire. Certes, les gens ordinaires n’ont pas perdu des « millions » par la faute du système de Law puisque jamais ils n’avaient disposé de telles sommes ; néanmoins, l’analyse précise que propose F. Velde des structures tarifaires de la Comédie-Française durant cette période troublée montre que les actes des catégories sociales dominantes avaient des conséquences bien réelles sur la vie des catégories inférieures.
Une telle remarque concernant cette maîtrise générale du calcul suggère que le Projet RCF pourrait donner lieu à un type d’exercice particulier dans le contexte d’une salle de classe : laisser les élèves découvrir comment les gens se repéraient dans un système financier compliqué et fluctuant au moment de décider leurs dépenses quotidiennes, ou comment une troupe fixait le prix d’un bien aussi éphémère qu’une soirée au théâtre. Il est évident que les pièces de monnaie elles-mêmes constituaient un repère pour le calcul mental, comme F. Velde le montre judicieusement lorsqu’il remarque que, même pendant des périodes où les fluctuations étaient particulièrement importantes, le théâtre s’attachait à faire correspondre les prix des différentes catégories de billet au montant des différentes pièces, dans la limite du possible. En conséquence, la part réelle de ces ventes dans les résultats financiers changeaient, parfois en leur faveur et parfois non, suggérant que la priorité était de mettre en œuvre un processus d’achat le plus simple possible. Malgré tout, il n’était pas toujours faisable de faire correspondre le prix de chaque catégorie de billet à la valeur d’une pièce existante. Sans doute existait-il des mécanismes mentaux sur lesquels les gens s’appuyaient – mécanismes que nous avons probablement perdus à force de ne pas nous en servir, sauf si nous parvenons à les retrouver à partir des traces qu’ils ont laissées dans les archives.
Le Projet RCF devrait constituer pour longtemps une mine d’or pour des recherches historiennes et des explorations pédagogiques de ce type. Il faut être reconnaissant à l’équipe qui a mis ces documents en ligne, les rendant désormais facilement accessibles. Si les travaux rassemblés ici sont indicatifs de ceux à venir, le futur de la Comédie-Française en tant qu’objet d’enquête historique s’annonce particulièrement fécond.