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Les répertoires parallèles de l’Opéra et de la Comédie-Française à la fin de l’Ancien Régime

Traduit de l’anglais par Aurélien Bellucci

Published onOct 07, 2020
Les répertoires parallèles de l’Opéra et de la Comédie-Française à la fin de l’Ancien Régime
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L’histoire de l’Opéra (ou Académie royale de musique) et celle de la Comédie-Française sont intimement liées. Fondées à onze années d’intervalle – l’Opéra en 1669 et la Comédie-Française en 1680 –, les deux institutions se sont vu accorder un monopole similaire par le pouvoir royal et ont ainsi joué un rôle central dans le monde des spectacles et dans la vie publique. Ce qui est particulièrement frappant, c’est que toutes deux ont contribué à la mise en place d’un répertoire canonique, composé pour l’une de Molière, Pierre Corneille et Jean Racine, et pour l’autre, de Jean-Baptiste Lully et Jean-Philippe Rameau. On peut dire que les œuvres de ces deux compositeurs et de ces trois auteurs dramatiques constituent le « haut canon » (high canon) du répertoire des deux institutions.

Cet essai s’attachera à analyser la manière dont les canons de l’Opéra et de la Comédie-Française évoluent de manière parallèle et connaissent tous deux des changements majeurs dans les années 1770-1780. D’un côté, l’arrivée de Christoph-Willibald Gluck à l’Opéra entraîne, en 1774, l’abandon de l’ancien répertoire – à l’exception du Devin du village de Rousseau créé en 1752 – et engendre une vive controverse sur les mérites relatifs de la musique de Gluck et celle de Niccolò Piccinni, engageant l’avenir de l’opéra français dans son ensemble. De l’autre côté, la Comédie-Française expérimente de nouvelles formes, en particulier le genre du drame, qui donne lieu à d’intenses polémiques contre certaines pièces qui sont jugées indignes de la grande tradition de la troupe. Au même moment, le statut de monopole accordé à la Comédie-Française se trouve par ailleurs fortement critiqué, au point de lui être retiré en 1791, puis aboli en 1793. À l’inverse, l’Opéra parvient à fonder avec succès un nouveau répertoire, qui résiste aux bouleversements politiques jusque dans les années 1820.

Un article sur la Comédie-Française paru dans le Mercure de France en 1778 témoigne du changement de goût qui occupe alors la presse de l’époque :

Ce goût, devenu excessif, a déjà été la cause de la décadence de notre Théâtre ; il menace encore d’être celle de sa chute totale. C’est au moment où les Juges des Arts se multiplient davantage, que les Arts sont le plus mal jugés, que les talens médiocres abondent, qu’ils trouvent de la protection chez les faux Connoisseurs […]. & l’on peut être surpris sans doute, que la Nation qui a le droit de s’enorgueillir d’avoir vu naître dans son sein des hommes tels que Molière, Corneille, Racine, Regnard, Destouches, Crébillon, Voltaire se soit rassasiée de leurs chef d’œuvres au point de leur préférer des productions dont tout le mérite consiste en un jargon brillant, en un amas de tableaux accumulés, de situations forcées, invraisemblables, et dans lesquelles le goût, la Nature et la vérité sont blessés à chaque page. Cette révolution, qui s’est opérée presque subitement, tient à plusieurs causes dont nous allons entreprendre de développer quelques-unes.1

Dans les mêmes années, en 1782, un mémoire administratif de l’Opéra parle d’une révolution en musique en cours depuis 1774, tandis qu’en 1783 un autre mémoire évoque une véritable révolution du goût2.

Il convient de s’interroger sur les similarités et les différences entre ces mouvements qui traversent l’Opéra et la Comédie-Française au XVIIIe siècle. Comment comparer l’évolution de leurs répertoires canoniques respectifs ? Quelle concurrence les nouvelles créations entretenaient-elles avec les œuvres plus anciennes avant et après la décennie 1770 ? Quel rôle joua le goût du public dans le moment de crise qui ébranla ces deux institutions, et cette crise trouva-t-elle in fine une résolution similaire pour l’une comme pour l’autre ?

I. La notion de canon

Nous proposons pour commencer de considérer trois approches théoriques pour définir la formation d’un canon.

Celle d’Aby Warburg tout d’abord. Warburg récuse toute hypothèse postromantique dans l’étude des objets historiques quand il affirme que les peintures médiévales ont pu jouir d’une Nachleben (seconde vie), marque à la fois de respect et d’honneur, sans avoir pour autant donné lieu à des écrits critiques. Georges Didi-Huberman, interprète le plus récent de la pensée de Warburg, estime quant à lui qu’une telle seconde vie peut in fine se traduire par une reprise du discours critique3. Comme le veut l’analyse de Warburg, les opéras de Lully ne s’accompagnèrent guère de théorisation mais ils n’en jouirent pas moins d’une place de choix dans le canon. Les attaques répétées à l’encontre de leur péremption croissante engendrèrent une série de querelles sur la valeur comparée des opéras français et italiens, et leur reconnaissance se trouva être le fruit de ces oppositions vives, plutôt que d’une réception positive4.

Les travaux de Frank Kermode permettent aussi de comprendre historiquement la manière dont se sont développés des canons parallèles à l’Opéra et à la Comédie-Française. Dans The Classic. Literary Images of Permanence and Change, F. Kermode mongtre que la tradition augustéenne, nouveau visage du classicisme, se transforma progressivement en un « impérialisme sécularisé, démythologisé ; ou pour reprendre les termes d’Eliot, il s’agit désormais d’un classique relatif, non plus absolu5 ». Il conclut ainsi qu’à la fin du XVIIe siècle, « le néoclassicisme succède à l’impérialisme », ou plus exactement, qu’il constitue « un classicisme de second ordre ». C’est parce que la révérence pour l’héritage antique s’émousse que peuvent émerger de robustes canons en langue vernaculaire. Une des conséquences de ce changement se manifeste dans la reconnaissance acquise par Corneille à l’issue de la Querelle du Cid. Si cette querelle s’apparente tout d’abord d’une polémique littéraire traditionnelle, elle se conclut par l’établissement d’un nouveau statut canonique pour l’auteur, qui rendra plus tard possible l’entrée dans le haut canon de Molière, de Racine et même, selon certains, de Jean-François Regnard. Parmi les nombreux auteurs du XVIIIe siècle qui tentent d’identifier les origines historiques du canon, Louis-Sébastien Mercier, pourtant connu pour ses critiques virulentes de la Comédie-Française, érige, dans son essai de 1773, Du théâtre, ou Nouvel essai sur l’art dramatique, Étienne Jodelle et Jean Rotrou en « vrais fondateurs de notre scène6 ».

En comparaison, c’est un changement plus profond qui permit à la musique d’entrer dans un « haut » canon. Les écrits sur la musique se limitaient alors à quelques théories scientifiques ou philosophiques et la théorie musicale était peu accessible aux amateurs. Comme pour Corneille, ce sont les controverses à propos des vertus des opéras français et italiens qui donnèrent au public un accès à la critique musicale. Défensifs par nature, les écrits de querelles restèrent toutefois seulement dans le champ polémique. Ce n’est pas avant les années 1780, me semble-t-il, que se développe ce que l’on peut considérer comme une critique musicale à proprement parler, évaluative et se revendiquant comme telle7.

Pour expliquer la manière dont se forme un ordre canonique, nous proposons de considérer le modèle de H. R. Jauss, selon lequel un horizon d’attente se constitue à partir d’œuvres valorisées pour leur originalité et leur nouveauté. Jauss montre comment cette autorité intellectuelle peut évoluer « de la simple réception à la compréhension critique, de la réception passive à la réception active, de normes esthétiques connues à une nouvelle production qui les dépasse8 ». Selon cette notion, le public développe un certain nombre d’attentes qui servent de critères durables, tout en étant modifiées au contact de nouvelles œuvres. Mercier n’évoque pas un autre mécanisme : « Les successeurs de Corneille, sans avoir le même ton, la même profondeur, ont choisi de semblables sujets ; mais ils n’ont pas conservé à l’art la même énergie9 ». Aussi le jugement de valeur sur une figure canonique peut-il changer avec le temps. J’ai montré ailleurs qu’il convient de parler de la nature naissante d’une autorité canonique durant la vie d’un artiste – ce qui est le cas du théâtre de Voltaire à partir du milieu des années 1760, par exemple. Bien sûr, une telle reconnaissance peut s’avérer temporaire et se heurter à la déception du public ; c’est ce qui arriva, de manière frappante, à Louis Spohr et Giacomo Meyerbeer au cours du XIXe siècle10. De surcroît, la valeur canonique d’un auteur ou d’un compositeur peut être contestée lorsqu’il change de style ou lorsque le goût évolue, menant à une réévaluation de son œuvre, voire à la perte de son statut canonique. C’est ce qui se passe dans les mondes de la musique et du théâtre en France durant les années 1770-1780. D’un côté, l’ancien répertoire de l’opéra disparaît – à la seule exception, on l’a dit, du Devin du village de Rousseau, joué pour la dernière fois en 1829 – et est remplacé par les œuvres de Gluck, de Piccinni et de Giovanni Sacchini11. Malgré la vivacité des réactions hostiles à ces changements, l’Opéra constitue un nouveau répertoire populaire et renforce son organisation interne, survivant ainsi à l’époque révolutionnaire. De l’autre côté, le canon de la Comédie-Française entre dans une période de crise profonde à partir des années 1780 ; que les pièces de Corneille et de Regnard soient toujours régulièrement à l’affiche n’empêchent pas les conservateurs d’émettre de sévères critiques à l’encontre des nouveautés. Pendant la Révolution, des quatre grands auteurs du XVIIe siècle, seul Molière continue de susciter un intérêt marqué auprès du public12. La Comédie-Française ferme pendant un temps et se trouve finalement privée de son monopole, si bien que le renouvellement de son répertoire se trouve reporté d’une décennie.

La différence fondamentale entre les répertoires canoniques des deux institutions tient au fait que celui de la Comédie-Française proposait un choix d’auteurs plus large que celui de l’Opéra. Non seulement Corneille, Molière et Racine constituaient le haut canon mais dix-sept autres auteurs respectés qui avaient écrit avant 1720 étaient aussi joués régulièrement. À l’inverse, dans les années 1750-1760, le haut canon à l’Opéra comprenait seulement un petit nombre de compositeurs outre Lully et Rameau, qui étaient eux-mêmes nés au moins vingt ans plus tard que leurs homologues « classiques » de la Comédie-Française. On pourrait néanmoins comparer les rôles historiques de Rameau et de Voltaire, puisque tous deux firent concurrence aux plus grands noms qui les avaient précédés (Lully et Corneille, respectivement) et contribuèrent à l’évolution de leurs traditions respectives, créant ce qu’on pourrait appeler un nouvel horizon d’attente. Quoi qu’il en soit, nous verrons que les œuvres de Lully et de Rameau occupèrent, dans le répertoire des années 1780, une place bien plus importante que celle occupée par les quatre grands auteurs dramatiques « classiques » , Molière mis à part.

Comment qualifiait-on les anciens répertoires en musique et au théâtre ? Le champ musical forgea une catégorie particulière pour désigner – et honorer – les premiers compositeurs. À partir de 1700, les auteurs britanniques parlent de « musique ancienne » pour désigner les œuvres des XVIe et XVIIe siècles puis, aux alentours de 1770, le sens de la formule s’élargit pour inclure l’ensemble des œuvres vieilles de plusieurs décennies. De la même manière, dans la critique musicale française, on commence à parler de « musique ancienne » à partir des années 1750, pour faire spécifiquement référence aux opéras du siècle précédent. Je n’ai pas trouvé de terminologie comparable pour qualifier les auteurs dramatiques anciens, surtout pas le terme de classique qui semble ne pas avoir été souvent employé à l’époque, contrairement à ce que fit au XIXe siècle la critique littéraire. Les figures du haut canon se trouvaient honorées par le simple fait d’être nommées ensemble. Nous étudierons la manière dont nombre d’auteurs dramatiques de la fin du XVIIe siècle se maintinrent au répertoire de la Comédie-Française jusqu’aux premières années de la Révolution. Pourtant, les commentateurs évitaient d’employer tout terme générique pour parler de ces figures du haut canon, sans doute parce que nombreux étaient ceux qui en étaient exclus.

Le pouvoir royal avait mis en place des statuts de monopole exceptionnellement restrictifs pour l’Opéra et la Comédie-Française. Sur le long terme, divers édits royaux empêchèrent ces institutions de devenir des compagnies entrepreneuriales à la manière de celles qui partaient en tournée à travers l’Europe. L’Académie française plaçait à cet égard le monde du livre dans une situation différente : bien qu’elle ait été elle aussi fondée par édit royal, elle n’avait aucun moyen de contrôle direct sur la vente ou l’impression d’ouvrages. Les auteurs de livres et de pamphlets, y compris les plus célèbres des philosophes, agissaient dans une large mesure comme des entrepreneurs dans le cadre d’un marché de plus en plus ouvert, l’État les contrôlant bien moins qu’il ne contrôlait l’Opéra et la Comédie-Française. Ainsi, le théâtre et l’opéra de l’époque ne furent pas autant influencés par les Lumières que le fut le champ religieux, scientifique et philosophique. Voltaire mis à part, peu d’auteurs dramatiques risquèrent de se compromettre pour les causes défendues par les Lumières, qu’il s’agisse de la critique de la religion ou de la liberté d’expression. De la même manière, la vie musicale dans son ensemble entretenait une relation distante, parfois même difficile, avec la pensée des Lumières. L’identité intellectuelle de l’Opéra restait proche des traditions de la culture d’État et les philosophes s’y intéressèrent peu jusqu’à la Querelle des Bouffons de 1752-53. Il est révélateur que le philosophe le plus proche de l’Opéra ait été Rousseau, c’est-à-dire la figure plus idiosyncrasique des figures des Lumières13. La paternité de la critique théâtrale moderne est plutôt attribuée à Julien-Louis Geoffroy, successeur d’Élie-Catherine Fréron à L’Année littéraire, qui commença à publier des articles à propos du théâtre et de l’opéra dans les années 1780 et inventa le feuilleton avec le Journal de L’Empire en 1800-181414. Dans la même optique, Olivia Blœchl met en lumière la tradition conservatrice qui domine la culture musicale : son ouvrage récent sur « l’imaginaire politique » dans la tragédie lyrique montre comment l’autorité monarchique prévalait dans ces œuvres, l’influence de la Nation ou de la pensée des Lumières étant moindre15.

La différence la plus importante entre l’Opéra et la Comédie-Française était leur relation à la vie culturelle européenne. Les pièces canoniques du XVIIe siècle étaient jouées partout en Europe, même si le public ne comprenait pas toujours le français16. Des pièces anglaises étaient souvent traduites pour être mises en scène à Paris et le niveau d’interaction entre les deux pays était plutôt élevé, comme le montre Maximillian Novak dans son travail comparatif sur Corneille et Shakespeare17. En revanche, ce n’est qu’à deux reprises que Paris accueillit les compagnies italiennes qui traversaient l’Europe et s’étaient imposées comme la référence des élites cosmopolites de l’époque. L’Opéra était la seule grande scène européenne à repousser l’assaut italien, ce qui suscita d’ailleurs la dérision des visiteurs dans les années 1750, notamment à l’égard du répertoire de musique ancienne. Pendant la saison 1752-53, une compagnie italienne éblouit le public alors que la troupe de l’Opéra se produisait à Fontainebleau mais l’expérience se termina dix-huit mois plus tard, probablement parce que les scènes parisiennes se méfiaient de la concurrence18.

La crise qui affecta l’Opéra dans les années 1770 fit entrer l’opéra français dans un cadre international inédit. Les opéras de Gluck se caractérisaient par un style hybride aux origines à la fois italiennes, viennoises et françaises, bien qu’ils fussent toujours considérés comme des opéras français. Le remplacement de l’ancien répertoire par le nouveau fut plutôt bien reçu par le public, ouvrant une ère nouvelle. De plus, le pouvoir royal fit évoluer l’administration de l’Opéra, dirigée non plus par un fonctionnaire responsable des pertes et des profits mais par un administrateur nommé par les Menus Plaisirs. Les responsables de la troupe mirent en place une assemblée annuelle qui conféra aux acteurs titulaires une plus grande autorité collective dans la gestion des affaires de la compagnie19. De nombreux critiques ont plus tard considéré que de grandes avancées avaient été faites au cours de cette décennie en matière d’efficacité administrative et de développement du répertoire.

En comparaison, la Comédie-Française dut faire face à une crise prolongée. Dès le milieu des années 1760, des critiques s’élevèrent à l’encontre du monopole royal qui lui avait été conféré et, à la fin des années 1780, l’opinion publique exigea qu’on mît fin à ce privilège20. À cela s’ajouta un appel, mené par Beaumarchais, à mieux défendre les droits de propriété des auteurs. Ces deux mouvements contribuèrent sans doute à l’augmentation, dans les années 1780, du nombre de nouvelles créations dans la programmation. Cependant, le haut canon, et les pièces anciennes en général, ne subirent pas les mêmes critiques qu’à l’Académie royale de musique. Les pièces de Corneille, de Molière et de Racine étaient toujours respectées. De manière significative, même Mercier n’insiste que brièvement sur le fait qu’une place plus grande devrait être réservée aux auteurs vivants. La résistance marquée qu’opposèrent les plus traditionalistes parmi les critiques et les membres du public à l’essor des genres nouveaux, et du drame en particulier, entrava également l’accueil des œuvres de jeunes auteurs. Nous verrons à quel point les critiques et le public étaient divisés sur la question de ces nouveaux genres.

II. Le déclin de la « musique ancienne »

J’ai publié en 1984 une étude du répertoire ancien à l’Opéra, dans laquelle j’analyse ses progrès, son déclin puis sa disparition en termes quantitatifs. Michel Noiray a récemment apporté une contribution majeure à ce travail21, en montrant que la survie de l’ancien répertoire dépendait grandement du calendrier de onze mois et demi de l’Opéra qui avait été mis en place dans les années 1740, voire plus tôt encore, selon une pratique qui n’avait d’équivalent nulle part ailleurs en Europe. Dans un ouvrage récent, Solveig Serre étudie en profondeur la relation entre l’évolution des genres et le calendrier annuel, tandis que Victoria Johnson développe une approche sociologique pour interpréter le conservatisme de l’institution22. Le graphique ci-dessous [Fig. 1] montre à quel point les œuvres de Lully et de Rameau dominent le répertoire de l’époque. Les dernières représentations de leurs opéras datent de 1770 et 1779, et la dernière œuvre de musique ancienne de Rameau, Castor et Pollux, fut jouée en 1785.

Figure 1. Opéras de Lully et de Rameau à l’Académie royale de musique entre 1756-57 et 1781-82.

Source : Journal de l’Opéra, NUMP 10137 (1671-1987), Bibliothèque de l’Opéra, BnF.

La longue survie de l’ancien répertoire est un cas unique dans le monde de l’opéra international. Depuis les années 1710, l’opéra italien prédominait dans presque toutes les capitales, servant alors de norme cosmopolite en matière d’arts vivants pour les élites. Aucun opéra, à part La serva padrona (1733) de Giovanni Pergolesi, ne fut joué en continu plus de dix ans23. À l’inverse, mis à part le cas de troupes itinérantes venues jouer des œuvres italiennes en 1729 et en 1752-54, l’Opéra ne monta pas une seule œuvre étrangère avant que Gluck ne développât une forme hybride à partir de 1774. Lully était arrivé en France à l’âge de treize ans, en 1646, puis il avait développé une forme de théâtre en musique considérée comme typiquement française. Ainsi l’Opéra fut-il le seul grand théâtre européen où aucun opéra italien ne fut créé, s’écartant des tendances en cours en Angleterre et dans le reste de l’Europe. Cette situation semble être le résultat de sa résistance aux troupes étrangères, comme aux œuvres du nouvel Opéra-Comique et de la Comédie-Française24.

Figure 2. Nombre de représentations d’œuvres de compositeurs morts en pourcentage du nombre total de représentations par saison entre 1756-57 et 1786-87.

Source : Journal de l’Opéra, NUMP 10137 (1671-1987), Bibliothèque de l’Opéra, BnF.

La Figure 2 indique la proportion d’œuvres anciennes présentées à l’Opéra entre les années 1750 et les années 1780 : entre 1756-57 et 1773-74, seules deux saisons ont moins de 42% de soirées proposant l’œuvre d’un compositeur mort, la norme étant proche de 60% sur l’ensemble de la période. Pour la décennie qui suit 1755, le graphique met en évidence un point culminant à 94% et 100% d’œuvres de compositeurs morts, ce qui s’explique en grande partie par la mort de Rameau en 1764, qui le fit changer de catégorie. Il est à noter qu’en 1770, certaines sections des œuvres de Lully furent remplacées par de nouvelles compositions, mais les opéras lui restaient attribués25. Avec l’arrivée de Gluck en 1774, la proportion de compositeurs morts dans la programmation décrut considérablement : le pourcentage baisse de 20% à peu près, puis augmente brièvement, grâce à La serva padrona de Giovanni Pergolesi notamment. Puis il décline à nouveau au début des années 1780.

Figure 3. Fréquence des représentations, entre 1757-58 et 1773-74,

pour les opéras composés entre 1674 et 1727.

Source : Michel Noiray, « The Practical and Symbolic Functions of l’ancienne musique at the Paris Opéra before Gluck », dans The Oxford Handbook of Operatic Canon, à paraître.

La Figure 3, dont les données sont proposées par M. Noiray, montre l’évolution des œuvres composées sous l’influence de Lully jusqu’en 1727, avant la première d’Hippolyte et Aricie de Rameau en 1733, qui fut joué régulièrement de 1747 à 177326. L’analyse de M. Noiray montre que les opéras de Lully et des compositeurs considérés comme appartenant au même courant de l’opéra français étaient très fréquemment repris – alors qu’en Italie, il était rare qu’une œuvre soit mise en scène pendant plus de cinq ans, à l’exception de la singulière Serva padrona, qui se maintint jusqu’au XIXe siècle. À partir de ces données, nous voyons que, durant les quinze saisons qui se succédèrent de 1756-57 à 1772-73, il y eut 927 représentations de 17 opéras écrits entre 1674 et 1727. Cela signifie qu’en une saison, en moyenne, une œuvre ancienne était jouée lors de 58 des 150 soirées. Même si deux ou parfois trois œuvres étaient programmées lors d’une soirée, le plus souvent une seule appartenait à la période pré-1728. On renverra ici à la contribution de Derek Miller sur le site du Projet des Registres de la Comédie-Française (RCF), « Four Perspectives on the Comédie-Française Repertoire », qui montre la durée et la fréquence de la programmation, plus d’un siècle plus tard, des pièces créées dans les années 1680.

Le travail de M. Noiray explique le maintien de l’ancien répertoire par une pensée dogmatique de l’Opéra, qui posait une différence nette entre Lully et ses successeurs immédiats d’un côté et Rameau de l’autre. Les compositeurs qui s’inspirèrent de Lully dans les opéras qu’ils composèrent après sa mort en 1687 jusque dans les années 1720 sont Pascal Collasse (1649-1709), André-Cardinal Destouches (1672-1749), André Campra (1660-1744) et Joseph Mouret (1682-1738). S’il est vrai que les opéras de Rameau connaissaient un grand succès et étaient souvent programmés, c’est de la tradition lullienne que, jusqu’à la fin des années 1760, les critiques musicaux font l’éloge, en accord avec la politique de l’Opéra. Ils continuaient à préférer l’ancien répertoire, comparant les styles avec lesquels les interprètes les plus éminents chantaient leurs morceaux de prédilection. M. Noiray conclut que, « bien que le répertoire évoluât de manière progressive, le processus d’accumulation n’était pas de la pure collection d’œuvres, il s’agissait plutôt de la fabrication d’un modèle de musique interne qui deviendrait si peu maniable au bout d’une centaine d’années qu’il s’effondrerait sous la pression du changement27 ». La situation était l’inverse de celle du King’s Theater de Londres, où compositeurs et genres italiens étaient favorisés au point que tout ce qui était d’origine britannique se trouvait quasi exclu ; peu d’œuvres demeuraient au répertoire plus de cinq ans, du moins jusqu’à la fin du siècle, lorsque quelques opera buffa furent joués un peu plus longtemps.

Les querelles qui marquèrent l’époque au sujet des opéras italiens et français, notamment en 1733 et en 1752-54, n’éliminèrent pas les œuvres anciennes ; le Mercure de France se mit en effet à condamner les opéras étrangers sous le prétexte qu’ils subvertissaient « le genre national », ou encore « notre musique nationale ». Comme M. Noiray et Elisabeth Cook l’ont montré, ceux qui soutenaient la musique italienne, en particulier Rousseau et Grimm, étaient eux-mêmes d’origine étrangère ou avaient des motivations politiques liées aux récentes attaques du pouvoir contre les jansénistes28. Au même moment, les opéras de Rameau reçurent un large soutien du public et entrèrent dans l’ancien répertoire, de sorte qu’à sa mort, en 1764, Rameau était avec Lully considéré comme une icône de l’ancien opéra.

L’évolution du répertoire engendra une querelle, sans doute la plus vive de toutes, entre les soutiens de Gluck et ceux de Piccinni. Dans une certaine mesure, le débat portait aussi sur la légitimité de la musique ancienne. Tandis que ceux qui défendaient les compositeurs nationaux vilipendaient l’abandon des œuvres anciennes, les partisans de Gluck et de Piccinni s’opposèrent dans une dispute dont la portée intellectuelle était relativement limitée. L’épisode contribua à la fragmentation du monde des philosophes dans lequel, parmi les jeunes auteurs qui voulaient accéder à la notoriété après la mort de Rousseau, de Diderot et de Voltaire, une concurrence redoutable faisait rage29. Quoi qu’il en soit, les œuvres de Gluck, Piccinni et Giovanni Sacchini formèrent un nouveau canon qui survécut pendant un demi-siècle, jouant un rôle similaire à celui des opéras de Lully et de Rameau. Les critiques interprétèrent ce changement de répertoire musical et de goût comme un événement marquant des « progrès de la musique », un terme cristallisant la nature cyclique du temps culturel, qui voit les styles musicaux gagner puis perdre les faveurs du public.

III. Le répertoire d’auteurs canoniques de la Comédie-Française

Une crise du répertoire et une crise du goût sont sensibles dans les évolutions de la Comédie-Française au cours de la décennie qui précède la Révolution. La Révolution elle-même rendit l’institution très vulnérable à l’instabilité politique. Logan J. Connors a récemment montré la manière dont les commentaires sur la Comédie-Française reflètent l’essor de l’autorité du public dans les années 1760, et donc le lien fort entre l’institution monopolistique et son public diversifié30. Ce lien commença à se distendre dans les années 1780, lorsque les critiques remirent en cause le goût du public et que les pamphlétaires contestèrent le monopole de la Comédie-Française.

Jean-Claude Bonnet et David A. Bell expliquent pour leur part ces problèmes de manière plus générale, suggérant que, malgré la grandeur de la cour de Louis XIV, elle cultivait peu de fierté nationale pour les traditions littéraires ou artistiques françaises31. Selon J.-Cl. Bonnet, « les Français se sont montrés beaucoup plus oublieux envers leurs gloires nationales, parce qu’ils sont plus légers de nature, si bien que le moment de faire réparation est venu32 ». En effet, bien que Corneille, Molière, Lully et Rameau aient été célébrés au sein des institutions qui les programmaient, il n’existait pas de conscience culturelle plus large associant leur nom à la monarchie ou à l’État et donnant lieu à l’érection de statues, à l’organisation de fêtes ou à un système de publications financées par le pouvoir. D. Bell a également montré que la conscience nationale restait faible, surtout comparée au cas britannique, en tout cas jusqu’à ce que les ravages de la guerre de Sept ans ne soulèvent de nouveaux problèmes politiques et ne provoquent l’émergence de la pensée nationaliste moderne33. Rappelons en effet que le terme nation était depuis longtemps surtout employé au pluriel, comme en témoigne la conception médiévale des nations. À travers cette terminologie, les groupes des différentes régions étaient identifiés par les termes latins populus, gens ou natio, qui faisaient référence à des identités existant depuis longtemps dans les villes ou les aires culturelles, en rivalité les unes avec les autres, mais n’agissant aucunement comme agents de l’État34. Ce concept ancien de nation sous-tend la rivalité entre les opéras français et italiens au XVIIIe siècle. Mais à partir de 1760, un nouveau genre d’idéologie politique agressive, le « nationalisme protectionniste », est utilisé pour renforcer l’autorité de la musique régionale au détriment des musiques étrangères jugées envahissantes35.

La pensée du canon qui émergea à la Comédie-Française était bien plus profond qu’à l’Académie royale de musique. Aux alentours de 1700, doctes et amateurs de théâtre reconnaissaient en Corneille, Racine et Molière des auteurs « de premier ordre », selon le mot de Ronald Tobin36 ; et cela, bien que Racine se soit opposé à Molière dans le cadre de ce qui fut nommé « la querelle du théâtre », peu ou prou semblable à ce qui surviendrait plus tard dans le domaine musical37. Les commentaires de Voltaire eurent pour effet de renforcer le cadre canonique, bien qu’il qualifiât d’antique la dramaturgie cornélienne ; comme Magali Soulages le montre, Voltaire, dans son essai de 1764 sur la Commémoration de Corneille, n’est pas loin de « sacraliser » la poésie de Racine en même temps qu’il attaque la langue archaïque de Corneille38. En revanche, la critique musicale sur Lully et Rameau se limitait à un vocabulaire soit louangeur soit opportunément polémique. L’année 1773 constitue une étape importante à cet égard, lorsqu’un article anonyme analysant en détail le Castor et Pollux de Rameau parut dans le Mercure de France, avec des recommandations pour les futures représentations de l’œuvre39. Notons qu’il ne s’agissait pas d’un compte rendu de spectacle mais bien d’un type de critique qui avait eu peu d’équivalents dans le journal mensuel jusqu’alors.

IV. Les commentaires du XVIIIe siècle sur le répertoire de la Comédie-Française

Nous pouvons élargir notre étude des attitudes adoptées à l’égard de l’ancien et du nouveau répertoire à la Comédie-Française en examinant trois ouvrages publiés entre 1735 et 1752. Leurs auteurs – Pierre-François Godard de Beauchamps, les frères François et Claude Parfaict, et Charles de Fieux, Chevalier de Mouhy – approchèrent le sujet en visant des objectifs et des destinataires différents. Tous trois s’inspirèrent du discours critique sur le théâtre qui s’était développé depuis la Querelle du Cid en 1637, qui, selon certains critiques, est à l’origine de la formation du haut canon dramatique comprenant Corneille, Molière et Racine. Ces trois textes du XVIIIe siècle font remonter la tradition théâtrale française à Étienne Jodelle (1532-1573), suivi par Alexandre Hardy (c. 1570/72-1632) et Jean Rotrou (1609-1650).

L’ouvrage de Godard de Beauchamps (1689-1761) s’apparente à une bibliographie d’auteurs, de pièces et de dates de représentations, sans objectif critique particulier. Dans la section sur Racine, il insiste sur le fait qu’il s’est « fait une loi, non seulement de ne rien dire qui puisse offenser les auteurs vivants, mais même les morts, dont la mémoire est aussi respectable que celle de Racine40 ». La section de trois pages sur Corneille affirme toutefois que la qualité dramatique du Cid est bien supérieure à celle de ses premières pièces et que de ce fait la pièce peut transformer la vie théâtrale dans son ensemble ; aussi assure-t-il qu’« il n’était pas possible de choisir une époque plus brillante ». À plusieurs reprises, il s’attarde sur les rumeurs et les scandales à propos des auteurs, en particulier d’Alexandre Hardy, le plus prolifique des dramaturges français du début du XVIIe siècle. Si Corneille fut critiqué, dit-il, c’est parce que ses pièces avaient pour conséquence d’« alarmer ceux qui travaillant pour le théâtre prévirent que [s]a réputation naissante allait obscurcir la leur41 ». De manière assez curieuse, la section sur Molière ne contient qu’une liste d’œuvres et les dates de leurs représentations.

La somme des frères Parfaict (François, 1698-1753 et Claude, 1701-1777) – l’Histoire du théâtre françois, depuis son origine jusqu’à présent, publié en quinze volumes entre 1735 et 1749 – offre un travail critique à la fois plus détaillé et plus substantiel. Hans Finke estime que la relation étroite qui liait les deux frères à l’ex-jésuite Élie-Catherine Fréron peut s’expliquer dans le cadre du partage de plus en plus marqué entre les conservateurs et la pensée des Lumières, et qui conduisit les écrivains les plus traditionnels à se concentrer sur les caractéristiques de la vie culturelle du royaume42. On pourrait dire que l’Histoire du théâtre françois marque un tournant au sein du discours sur le canon théâtral, en tant qu’il excède le relevé bibliographique et dépasse le seul cadre de la rumeur pour décrire l’évolution du théâtre français en termes critiques et historiques. Bien que les quinze volumes s’attachent à montrer la primauté du haut canon, ils notent aussi les contributions importantes d’autres auteurs dramatiques. La préface au premier volume critique les ouvrages concurrents, celui de Beauchamps en premier lieu, pour la faiblesse de leur analyse de la primauté esthétique et critique du haut canon :

Ces flateuses ideés [qui] se trouvent totalement confondues lorsqu’on consulte les Histoires générales & particulières des chef-d’œuvres de Messieurs Corneille & Racine, & ceux de l’inimitable Molière, portèrent à sa plus haute perfection. Quel heureux canevas à remplir ! & qu’il est facile avec un pareil fonds d’instruire & d’amuser les Lecteurs ! (I : iii-iv). 

Les commentaires critiques des frères Parfaict sont plutôt nuancés et ouverts d’esprit, mais parfois aussi très virulents. Les études sur Corneille et sur Racine, qui s’inspirent quelquefois des écrits de Fontenelle, abondent en remarques subtiles : Racine est décrit comme « un génie moins élevé, mais plus sage, [qui] prit place auprès de ce grand homme » ; quant à Molière, il est « paîtri, animé & conduit par la simple & belle Nature » (I : xxii). D’autres auteurs sont examinés en détail : la critique de Hardy est plus substantielle que celle qu’on trouve chez Beauchamps, tandis qu’une pièce de Rotrou est vue comme « une imitation assez serville de la Comédie de Plaute qui porte ce nom ; à l’exception que les femmes y paraissent d’avantage, l’intrigue en est simple, l’idée très-comique » (IV : 530). Les commentaires portant sur d’autres auteurs sont sagaces : Paul Scarron avait « ce singulier génie [qui] avait ses défauts, mais il en fit disparaître beaucoup d’autres qui étaient dans les Comédies de son temps » (VI : xii). Les deux frères apprécient l’éminent jeune auteur Prosper Jolyot de Crébillon et parlent en termes élogieux du succès de sa tragédie Rhadamiste et Zénobie (1711) : « un succès si éclatant était en effet bien capable de mettre le sceau à la réputation de l’illustre Auteur de cet Ouvrage » (XV : 80).

Charles de Fieux, Chevalier de Mouhy, était plutôt un auteur de romans qu’un auteur de théâtre, même s’il assistait parfois Voltaire, écrivant même quelquefois sous le nom de ce dernier. En 1752, il publia un guide du répertoire de la Comédie-Française destiné au grand public plutôt qu’aux érudits : Tablettes dramatiques, contenant l’abrégé de l’histoire du théâtre françois, l’établissement des théâtres à Paris, un dictionnaire des pièces, et l’abrégé des auteurs & des acteurs43. L’ouvrage représente bien ce moment de crise, qui empêchait les auteurs vivants de s’affirmer face au répertoire massif d’œuvres anciennes qui retenait encore largement l’intérêt du public. Mouhy s’intéresse peu aux auteurs vivants puisque l’ouvrage détaille les œuvres d’auteurs vieux ou morts, les classant simplement en « auteurs bien connus » et en « auteurs peu connus ». Le ton employé pour parler de ces derniers tend à être moins dur que celui des frères Parfaict ; Hardy, par exemple, est décrit comme « un des premiers Restaurateurs du théâtre François ». En comparaison, la section portant sur « les auteurs vivants en 1752 » est une simple liste de noms, ce qui indique peut-être que Mouhy voulait éviter de prendre parti pour ou contre les auteurs qu’il fréquentait quotidiennement. On raconte que Beaumarchais, à vingt ans à peu près, fut consterné à la lecture de cet ouvrage.

Il est également révélateur que la Comédie-Française et l’économie du pays, dans les années 1730-1740, aient évolué dans des directions économiques opposées. Claude Alasseur a montré que la fréquentation du théâtre diminuait alors que l’économie croissait durant cette période44. Il est donc intéressant de noter que ces ouvrages sur le théâtre ont été écrits à une époque de déclin important, comme l’indiquent à la fois les recettes de la vente des billets et la proportion de pièces d’auteurs canoniques jouées. Les Figures 4 et 5 montrent que les recettes et le nombre de représentations de pièces des trois auteurs du XVIIe siècle commencèrent à décroître dans les années 1710, augmentèrent un peu au cours de la décennie suivante, puis s’effondrèrent durant les années 1740. Inversement, les recettes pour les représentations de pièces de Voltaire augmentèrent dans les années 1710-1720, leur nombre atteignant le niveau de celui des pièces des trois autres auteurs dans les années 1740. Bien qu’aucun des trois ouvrages considérés ne mentionnent ces tendances, leurs auteurs étaient sans nul doute préoccupés par ce qui se passait dans la programmation de la Comédie-Française, et en particulier ce que cela signifiait pour l’avenir du haut canon.

Figure 4. Total des recettes pour les représentations de pièces d’auteurs majeurs entre 1710 et 1750.

Source : Tableau croisé dynamique, Projet RCF.

Figure 5. Nombre total de représentations de pièces d’auteurs majeurs entre 1710 et 1750.

Source : Tableau croisé dynamique, Projet RCF.

Les données changent de manière significative dans les années 1760 : les comédies de Molière dépassent les pièces de Corneille et de Racine, tandis que la popularité de Voltaire augmente, dominant ainsi la plupart des saisons jusqu’à la Révolution.

V. Vers un changement de répertoire, 1780-1793

Dans les faits, bien plus d’auteurs et de pièces de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle se maintinrent à la Comédie-Française qu’à l’Opéra. On peut voir une différence majeure entre les répertoires des deux théâtres dans le fait que celui de la Comédie-Française comprenait deux fois plus de représentations de pièces d’auteurs du haut canon que celui de l’Opéra, ainsi qu’un groupe plus large et plus divers d’anciens auteurs dramatiques respectés. Bien que onze successeurs de Lully fussent présents dans le répertoire de l’Opéra, presque toutes leurs œuvres étaient plus tardives que celles de Regnard ; la Comédie-Française proposait en revanche les pièces de nombreux auteurs nés au milieu du XVIIe siècle.

Figure 6. Représentations de pièces du haut canon à la Comédie-Française

entre 1780-81 et 1792-93.

(Source : Projet RCF)

La Figure 6 montre la fréquence à laquelle les pièces d’auteurs considérés comme faisant partie du haut canon étaient représentées, Voltaire inclus, de 1780-81 à 1792-93 : 1581 en tout. De la même manière, la Figure 7 indique le nombre de représentations données lors des mêmes saisons pour dix-sept dramaturges nés avant 1684 et, pour la plupart, avant 1650. Dans tous les cas, leurs pièces sont jouées bien avant le milieu du siècle. Ce respect durable pour les auteurs canoniques est corroboré par une remarque faite dans la Correspondance littéraire secrète de 1785, selon laquelle on peut parler de « jugemens des trente-deux immortels » dans l’histoire de la Comédie-Française45. Il ne faut néanmoins pas exagérer la fréquence à laquelle les quatre auteurs « classiques » étaient représentés à la Comédie-Française : si leurs pièces étaient jouées à peu près régulièrement, seuls Molière et Voltaire dominaient vraiment le répertoire. Henri Lagrave rapporte qu’entre 1715-20 et 1745-50 le pourcentage de représentations de pièces de Corneille et de Racine est passé de 20% à 11%46.

Figure 7. Nombre de représentations, entre 1780-81 et 1792-93,

pour les pièces écrites par des auteurs nés avant 1684.

(Source : Projet RCF)

Les noms de la Figure 7 sont ceux d’auteurs centraux du champ littéraire français, appartenant au monde de la poésie ou à celui du théâtre. Parmi eux se trouvent La Fontaine, qui était aussi révéré pour ses fables, ainsi que Philippe Quinault, le célèbre auteur de livrets d’opéra. Il est intéressant de noter que les comédies de Quinault se jouent presque à chaque saison jusqu’en 1780 mais disparaissent au même moment où les opéras dont il a fait les livrets sont abandonnés à l’Opéra. Parmi les dramaturges de la génération de Molière présents dans la Figure 7 se trouvent Thomas Corneille, Paul Scarron et Marc-Antoine Legrand, ce dernier cumulant près de 198 représentations durant la période considérée ici. Les genres auxquels recourent les écrivains varient sensiblement : tandis que Longepierre compose les tragédies les plus sérieuses, en incluant des notes érudites dans ses éditions, c’est davantage pour la qualité de son burlesque que Paul Scarron est admiré tout au long du XVIIIe siècle. Environ la moitié des dix-sept auteurs dramatiques étaient aussi acteurs, plusieurs d’entre eux étant issus de famille noble, et certains accompagnant des troupes se produisant à l’étranger.

La tradition canonique à la Comédie-Française s’engagea dans une direction incertaine après l’époque de Racine et Regnard. Florent Carton de Dancourt (1661-1725) était de loin le dramaturge le plus connu en dehors du haut canon. Ses comédies de mœurs, nommées « petites pièces », suivaient le genre inauguré par Molière et se retrouvaient dans les théâtres de boulevard47. Au total, les pièces de Dancourt furent représentées 414 fois de 1780 à 1793. Représentées 5 566 fois au total, elles se trouvaient loin du compte total des pièces de Molière (21 647) mais assez proches de celles de Racine (6 753) et juste au-dessus de celles de Corneille (5 241). Depuis, les œuvres de Musset et de Regnard ont été représentées plus souvent48. Né dans une famille de petite noblesse revendiquant les titres de sieur et d’écuyer, Dancourt s’opposa aux vœux de ses parents en épousant une comédienne de la Comédie-Française ; il rejoignit la troupe en tant qu’acteur et auteur à l’âge de 24 ans49. Il comptait parmi les successeurs de Molière qui luttaient pour être reconnus à l’époque où les pièces du maître dominaient le théâtre. En 1701, par exemple, un observateur fit preuve d’un grand mépris en commentant ses pièces dans une satire où il l’appelait « Danthile » :

Le génie des poètes mal récompensés, produit lentement et ne produira bientôt plus. Celui de Danthile largement payé, produit trop et ne produit que du médiocre. Enfin le goût des bonnes comédies se perd : quand on cherchera à y revenir on aura oublié l’art d’assaisonner le burlesque et le sérieux, le grave et le badin, la liberté du Théâtre et la décence des mœurs.50

Toutefois, deux décennies après sa mort, un contributeur du Mercure de France le cite parmi les successeurs les plus distingués de Molière, regrettant que certains observateurs ne reconnaissent plus le mérite de ses œuvres :

La tradition théâtrale nous apprend qu’Armide, ce chef d’œuvre de l’incomparable Lulli n’eut pas d’abord la réputation qu’il méritait. […] L’inestimable Misanthrope de Moliére énnuia nos pauvres aieux. […] Ils sifflèrent le début du Grondeur [de D.-A. de Brueys & J. Palaprat, 1791] qui depuis a toujours fort diverti le Parterre. Ils ont méprisé hautement bien des petites pièces de Dancourt que nous revoyons tous les jours avec plaisir.51

Dans sa biographie, André Blanc propose une évaluation nuancée des pièces de Dancourt, en montrant qu’elles continuaient d’animer la vie de la Comédie-Française mais sans plus influencer vraiment la pratique théâtrale52. De la même manière, les pièces de Marc-Antoine Legrand (1673-1728) étaient représentées environ deux fois moins que celles de Dancourt mais étaient toujours jouées dans les années 1780. Notons que Legrand écrivait aussi pour la Comédie-Italienne, le Théâtre de la Foire et l’Opéra-Comique53.

Le principal auteur dramatique qui acquit une grande renommée après Regnard fut Crébillon père. Parmi les neuf tragédies que Crébillon écrivit pour la Comédie-Française entre 1705 et 1745, ce sont Électre (1708) et Rhadamiste et Zénobie (1711) qui firent sa réputation. Après avoir été élu à l’Académie française en 1731, il devint censeur royal et reçut une pension par Madame de Pompadour. Ses pièces furent représentées 481 fois entre 1705 et 1780 et 44 fois entre 1780 et 1793. Souvent cité en compagnie des quatre grands auteurs, Crébillon était considéré par certains observateurs comme le vainqueur d’une rivalité qui l’opposait à Voltaire. Mercier inclut Crébillon au sein d’une série remarquable dans Du théâtre : « les comédiens, riches d’un fond étonnant, héritiers des Corneille, des Racine, des Crébillon, des Voltaire, comme s’ils étaient leurs enfans, ont ce dédain & cette paresse que donnent l’opulence & la faveur54 ». Ce commentaire témoigne en creux des réserves que Mercier exprime ailleurs à l’égard des pièces de Racine et de ses réticences à l’égard de Regnard, en qui il ne voyait pas un modèle à émuler.

Cet essai ne peut proposer que des conclusions limitées concernant le rôle singulier joué par Voltaire à la fois dans le répertoire, la réputation et le canon de la Comédie-Française. Aucun des auteurs que nous venons d’étudier, à part Crébillon, ne peut être considéré comme ayant fait partie du haut canon, même si le nombre de représentations des pièces de Dancourt ou de Destouches était très élevé. Comme nous l’avons vu dans les trois dictionnaires du théâtre du XVIIIe siècle, les spéculations sur les successeurs de Racine et de Regnard se tarirent au milieu du siècle, ce qui n’est pas le cas avec Voltaire, dont la renommée s’affirmant à la veille de sa mort peut être vue comme un exemple de canonicité naissante. Lauren Clay et Pierre Frantz comptent parmi les rares chercheurs qui se sont attaqués de manière pertinente à cette importante question. Dans sa contribution au présent volume, L. Clay montre que dès sa première pièce, en 1718, Voltaire devient « le dramaturge le plus rentable de son époque », du point de vue tant du nombre de représentations que des recettes de la vente de billets. C’est ainsi qu’une figure aussi controversée que lui réussit à ranimer le genre tragique, poussant les gens à acheter de meilleures places, plus chères, pour voir ses pièces, contribuant de la sorte à ce que des tragédies soient dès lors présentées occasionnellement comme seconde pièce autant que comme première pièce de la soirée. Nous verrons comment Antoine-Marin Lemierre s’inscrit dans le sillage de Voltaire, concentrant sa carrière sur la tragédie et appliquant certains de ses principes philosophiques.

À quel moment voit-on les pièces de Voltaire, notamment ses tragédies, acquérir un statut canonique ? P. Frantz montre que ce sont les pièces écrites et représentées dans les années 1740-1750 qui ont permis à Voltaire d’accéder à ce statut dans le monde du théâtre : « Ses grandes œuvres sont presque toutes écrites entre 1718 (Œdipe) et 1760 (Tancrède) ; leur entrée au répertoire est progressive mais leur “installation” est postérieure à 1760 ». On pourrait conclure que c’est à ce moment-là que la réputation de Voltaire atteint un statut canonique naissant, non seulement parce qu’il était un auteur vivant et reconnu dans le monde théâtral mais aussi parce que ses pièces prirent part aux controverses politiques selon une stratégie que l’on considère généralement comme étrangère à la Comédie-Française. Comme P. Frantz et L. Connors l’ont montré, cette reconnaissance explique la raison pour laquelle Charles Palissot de Montenoy, soutenu par Fréron, attaqua Voltaire à travers Les Philosophes, provoquant la contre-attaque de ce dernier dans Le Café ou l’Écossaise55. La tendance à l’engagement politique des auteurs se renforça lorsque cinq ans plus tard Pierre-Laurent de Belloy manifesta un nationalisme strident dans Le Siège de Calais, puis lorsque Beaumarchais poussa cette stratégie à son paroxysme à partir des années 1770 dans une succession de pièces controversées56. L. Connors a aussi montré qu’aucun événement n’avait dans le monde du théâtre entrainé des dissensions culturelles et politiques comparables aux controverses de 1760 et de 1765, pas même la querelle qui accompagna la première du Cid en 1637. Nous pouvons donc conclure que l’ascension de Voltaire et son accession au canon se déroulèrent dans un contexte qui n’avait pas vraiment de précédent.

Le rôle unique que joua Voltaire est lié à la critique directe des pièces de Corneille qu’on trouve dans ses Commentaires sur le théâtre de Pierre Corneille, et autres morceaux intéressans de 1764. Comme le montre Carine Barbafieri, Voltaire estimait que le théâtre de Corneille était trop compliqué et écrit dans une langue archaïque ; selon lui, le style en est « trop raisonneur et trop peu pathétique57 ». Voltaire va même jusqu’à omettre Corneille dans sa lettre souvent citée de 1755 : « J’aimerais mieux des détails sur Racine et Despréaux, sur Quinault, Lulli, Molière, Lebrun, Bossuet, Poussin, Descartes, etc […]58 ». Tout cela compliqua le projet de publier une édition complète des 32 pièces de Corneille en 1764. Un reportage du Journal de Paris de 1786 évoque « le grand Corneille, qui, à la vérité, n’avait pas encore pénétré dans les profondeurs de son Art59 ».

On perçoit différents aspects de la réputation de Voltaire dans le projet de placer une plaque en son honneur à la Comédie-Française à côté de celles de Corneille et de Racine, lors de son retour triomphant à Paris en janvier 1778. La reine soutenait le projet mais le roi semble s’y être opposé, en accord avec la résistance encore forte de la cour à l’égard des Philosophes60. On peut voir un autre témoignage important du statut de Voltaire dans le champ théâtral dans le fait que, trois mois après sa mort, un journaliste affirma que personne d’autre que lui n’avait eu le droit de critiquer Corneille et Racine61. En 1789, la répercussion de sa pratique du commentaire, combinée aux incertitudes pesant sur les nouveaux genres dramatiques, rendit l’avenir de son statut canonique à la Comédie-Française profondément problématique. Les grandes pièces qui avaient fait évoluer le canon remontaient si loin qu’il était alors banal de se détourner de leurs auteurs, et ce, plus encore lorsque le monopole de l’institution fut ébranlé en 1789.

VI. Un pourcentage croissant d’auteurs vivants

À partir de 1760, sous la pression combinée des auteurs et du public, la Comédie-Française accepta de manière systématique plus de pièces qu’elle n’en pouvait représenter, ce qui fit décroître le nombre de nouvelles créations62. Cela provoqua un mouvement au sein duquel Beaumarchais, en 1777, exigea de la Comédie-Française qu’elle reconnût des droits d’auteur et de propriété littéraire à tous les dramaturges. Au même moment, le public exprima son envie de voir plus de nouvelles créations, mais on ne sait précisément quelles furent les répercussions de cette demande sur les décisions de programmation. On peut dire que plus de pièces d’auteurs vivants, voire jeunes, furent représentées dans les années 1780, bien qu’aucun changement majeur, comparable à celui qui avait lieu à l’Opéra, ne survînt au sein du répertoire de la Comédie-Française.

Figure 8. Nombre de représentations par saison du haut canon à la Comédie-Française

entre 1780 et 1793.

(Source : Projet RCF)

Malgré les parallèles qui peuvent être tracés entre les canons de l’Opéra et de la Comédie-Française, force est de constater la longévité du répertoire des œuvres de Corneille, Molière et Racine. La Figure 8 montre leur stabilité de 1780 à 1793, un phénomène qui ne trouve qu’un équivalent partiel dans la tradition shakespearienne en Angleterre. J’y ai ajouté les chiffres concernant Voltaire parce qu’il était de loin le seul auteur dont les pièces étaient très souvent représentées et qui accéda à un statut d’ordre canonique dans les dernières décennies du siècle. Le graphique combine les données pour la première pièce et la seconde pièce, puisque Molière était le seul auteur dont les œuvres étaient présentées régulièrement en deuxième partie de soirée. Ainsi, si les pièces de Voltaire étaient surtout jouées en début de soirée, celles de Molière furent jouées quantitativement environ un cinquième de fois plus souvent. De la même manière, alors que les pièces de Corneille étaient jouées à peu près trois fois moins que celles de Racine, il est néanmoins remarquable qu’elles étaient choisies malgré le fait que leur langue était jugée archaïque par des critiques comme Voltaire. Le graphique est ambigu en ce qui concerne l’impact de la Révolution sur les représentations des textes canoniques. Tandis que le nombre total de pièces proposées ne déclina pas de manière significative jusqu’en 1792-93 – on passe d’un total d’environ 300 à 275 en 1791-92 – le nombre de pièces canoniques déclina quant à lui en 1791-92 et en 1792-93, mais pas avant. D. Miller a aussi montré que les années 1780 furent marquées par un faible pourcentage de pièces des années 1680 représentées, après quoi ce chiffre revint à la normal lors des deux saisons suivantes.

Figure 9. Auteurs morts vs. auteurs vivants dans le répertoire de la Comédie-Française entre 1770-71 et 1792-93. A : Première pièce. B : Seconde pièce.

(Source : Projet RCF)

De manière intéressante, la Figure 9 montre que le pourcentage de pièces d’auteurs morts ne décroît que peu entre 1770 et 1793. Entre les saisons 1779-80 et 1785-86, ce chiffre passe de 75% à 71% pour finir par atteindre 68% en 1792-93. Les deux saisons foncées de chaque segment font apparaître les pourcentages minimaux et maximaux, le plus bas étant 51% en 1787-88, grâce aux œuvres de Beaumarchais, La Harpe et Alexandre Pieyre. De la même manière, le chiffre est de 58% pour la saison 1774-75, grâce à Voltaire, Beaumarchais, Charles Collé et Claude-Joseph Dorat. Bien que ces chiffres ne montrent pas un changement en faveur d’auteurs vivants à la mesure de celui qui s’amorce à l’Opéra au même moment, ils indiquent tout de même un changement progressif en faveur d’œuvres récentes. Il convient ici de noter que, comme l’a montré Michele Root-Bernstein, les auteurs de pièces de boulevard accédaient rarement à la Comédie-Française63.

VII. Le début de la crise à la Comédie-Française

Contrairement à ce qui se passa à l’Opéra, le répertoire des œuvres anciennes à la Comédie-Française survécut jusque dans les années 1780 et le public ne s’en lassa pas vraiment jusqu’à la Révolution. Cela dit, la faveur du public pour les genres nouveaux augmenta de manière importante, ce qui généra de sérieuses tensions au sein de la Comédie-Française concernant l’avenir de l’institution. La Comédie-Française subissait la concurrence des théâtres de boulevard, qui proposaient des spectacles avec plus de musique et des intrigues plus populaires64. Plusieurs doctes dénigraient le public prétendument populaire qui encourageait la création de nouveaux types de divertissement qui, selon La Harpe, portaient atteinte à la haute tradition de la Comédie-Française65. La Harpe expose son point de vue conservateur dans une évocation lyrique du répertoire canonique, publiée en l’honneur de l’ouverture de la nouvelle salle en 1782. Molière y est le personnage central, louant les deux grands tragédiens en déclarant :

Que des Racines, des Corneilles, 
Ils venaient admirer les nombreuses merveilles,
On les représentait en de tristes réduits
Incommodes, étroits, bizarrement construits.66

La presse s’engage dans des directions diverses face à ce changement des attentes du public. Le Mercure de France attaque avec virulence les genres nouveaux et la Correspondance littéraire et secrète se démarque clairement de ce nouveau goût, tandis que le Journal de Paris et les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres adoptent de prudentes positions centristes. Au même moment, un autre conflit est initié par les partisans d’un remaniement complet du statut de monopole du théâtre, désireux de voir l’institution soumise au marché pour sa programmation. Comme l’a montré Jeffrey Ravel, l’identité collective et la conscience politique du parterre jouèrent un rôle important dans ce processus67.

Les rédacteurs du Mercure de France résistent vigoureusement à la pression d’un public favorables à l’expérimentation de nouveaux genres théâtraux. En 1780 par exemple, un article déclare qu’« [o]n se plaint tous les jours de la négligence des Comédiens. Avide de nouveautés, le Public leur reproche de ne lui en donner que très rarement ; impatiens de voir représenter leurs Ouvrages, les Auteurs voudraient hâter le moment après lequel ils soupirent68 ». Un avertissement similaire est lancé en 1784 : « L’intérêt de l’Art demande que cette révolution arrive bientôt. Le public n’est que trop accoutumé à cet amas inconcevable de tableaux, d’incidents, de situations, d’effets par le moyen desquels on éveille aujourd’hui le goût usé du plus grand nombre des Amateurs du Théâtre69 ». Ce journaliste – peut-être La Harpe – montre de manière justifiée que les nouvelles pièces remportent rarement un grand succès, déconseillant aux comédiens de prendre le risque de se retrouver face à une salle à moitié vide. En effet, l’année précédente, même la pièce du célèbre Charles Collé n’attire qu’un public modeste70 ; et cette année 1784, quatre des huit nouvelles pièces essuient un échec cinglant, poussant la direction du théâtre à s’en remettre aux pièces anciennes, plus sûres71. On commence à chercher d’anciens textes moins connus qui seraient susceptibles de plaire. Ainsi le théâtre propose-t-il Les Troyens, une tragédie du peu connu Jean-Baptiste de Châteaubrun (1686-1775) qui avait été créée en 1743, puis jouée à nouveau, sans grand succès, en 1769 et 178372.

Ce débat au sujet des genres et des jeunes auteurs se fait de plus en plus houleux à mesure que la décennie avance, entraînant une condamnation absolue du goût du public par certains critiques. Le respect des attentes du public avait pourtant été un principe cardinal de la critique théâtrale ; la virulence des attaques à leur encontre montrent bien à quel point le monde du théâtre était alors ébranlé. En mars 1788, le Mercure de France publie un article de huit pages qui s’ouvre sur la question suivante : « On se plaint beaucoup du public, souvent on a raison ; mais l’a-t-on toujours ? » En termes âpres, l’article suggère que certains observateurs notent une véritable dégénérescence du goût du public, dépourvu de toute capacité de jugement cohérent, tendant à « éclate[r] en murmures indécens, [et à] passe[r] de là à une licence effrénée ». L’auteur du texte désigne comme responsable de la situation le mélange des catégories sociales au sein du public qui résulte en partie de la porosité accrue avec le théâtre de boulevard. Ce nouveau mélange aurait engendré une confusion des goûts bien différente des attentes de la bourgeoisie éclairée et sage de l’époque de Molière. De plus, l’article blâme les femmes en particulier : « [l]es femmes, nous ne parlons pas de celles qui se croient savantes, n’ont guère que le tact exquis qu’elles doivent à la Nature, pour prononcer sur les Arts73 ».

Figure 10. Nombre de représentations de pièces d’auteurs vivants entre 1780-81 et 1792-93.

(Source : Projet RCF)

Figure 11. Nombre de représentations de pièces d’auteurs vivants entre 1780-81 et 1792-93.

(Source : Projet RCF)

La liste des auteurs vivants dont les pièces étaient représentées le plus souvent dans les années 1780, qu’on voit apparaître dans les Figures 10 et 11, est intéressante par la diversité des positions politiques, des choix génériques et des âges. Nous avons déjà rencontré plusieurs auteurs parmi eux, opposés en termes de choix générique (Le Mierre versus Boutet de Monvel), de position politique (Diderot et La Harpe versus Palissot et Le Franc de Pompignan) et d’âge (Collin d’Harleville versus l’Italien cosmopolite Goldoni)74. Bien que Beaumarchais soit en tête avec 283 représentations, il convient de noter que quatre autres auteurs de cette génération cumulent entre 167 et 107 soirées durant cette période. L’auteur le plus favorisé après eux, Le Mierre, a commencé en tant qu’auteur de tragédies en 1758 avec un Hypermnestre couronné de succès, dont certains critiques disent qu’il annonçait la pensée romantique75. En 1780, un journaliste écrit même que Le Mierre a gagné l’« ivresse du public » pour sa tragédie La Veuve du Malabar et, en 1787, un poème sur la relève de la garde à l’Académie française déclare « qu’on a placé le Mierre au rang de Crébillon76 ». Les tragédies étaient alors plus nombreuses à la Comédie-Française, représentées en seconde partie de soirée, ce qui avait rarement été le cas avant les années 1780. Néanmoins, malgré sa proximité avec Voltaire, Le Mierre s’impliqua peu dans la vie publique, évitant les sévères disputes qui divisaient le monde du théâtre et celui des philosophes. Son discours de réception à l’Académie française en 1781 est bien modeste quand on le compare, par exemple, au discours prononcé par Michel-Jean Sedaine en 178677. Bien que Le Mierre approuvât les idées des Lumières, louant l’« esprit philosophique » dans son Discours, il fit en sorte d’éviter d’être identifié explicitement aux philosophes dans les polémiques. À part Diderot, l’auteur qui était spécifiquement considéré comme le philosophe le plus contestataire était La Harpe, dont les pièces furent représentées 107 fois, ce qui fait de lui l’un des auteurs les plus joués de l’époque. Son Warwick fit sensation lors de la première en 1763, obtenant même le soutien de Voltaire. En tant qu’éditeur du Mercure de France dans les années 1770 et en tant que membre de l’Académie française en 1776, La Harpe s’engagea vigoureusement dans les débats politico-littéraires de l’époque ; il mena en effet le mouvement qui conduirait à priver la Comédie-Française de son statut de monopole en 1789-9178.

Les points de vue conservateurs attiraient le public autant que les positions des philosophes, comme en témoignent Les Philosophes de Palissot, qui figure de manière significative sur cette liste avec 46 représentations. À cette époque, la pièce était considérée par la critique en général comme l’une des pièces les mieux conçues, à la différence de la tragédie de de Belloy en 176579. Il faut noter la diversité des positionnements idéologiques dans la liste des auteurs les plus joués : le libre penseur Mercier (70 représentations) versus l’ancien adversaire de Voltaire, Jean-Jacques Le Franc de Pompignan (29). Ainsi, les controverses philosophiques gagnèrent la Comédie-Française, ouvrant la voie à de nouveaux chemins vers la renommée, différents des modes d’accès à la réputation canonique traditionnelle. Diderot lui-même ne fut programmé que 53 fois durant cette période, un chiffre qui demeure modeste quand on pense à la popularité de ses essais sur le théâtre.

Quoi qu’il en soit, des auteurs tels que Michel Baron, Barthélemy Imbert et Sébastien Chamfort suivirent une carrière conventionnelle, en écrivant selon les principes traditionnels pour éviter de s’impliquer dans les débats politico-littéraires. Jean-Jacques Collin d’Harleville en est un bon exemple. Le plus jeune des auteurs sur la liste, né en 1755 dans une famille d’avocats de Chartres, il se conforma à la manière traditionnelle d’écrire du théâtre, évitant la profession d’acteur tandis que trois de ses pièces remportaient les faveurs du public. Sa première pièce, L’Inconstant, qui s’apparente à une série de comiques de situation contrastés, retint l’attention de Diderot qui la qualifia de « pelure d’oignon brodée en paillettes d’or et d’argent80 ». Un autre jeune auteur, Alexandre Pieyre, fit sensation avec une adaptation talentueuse de L’École des pères (1787) – un titre maintes fois utilisé – qui eut 61 représentations et d’excellentes critiques, de la part du Mercure en particulier81. Les vieilles traditions étaient toujours en usage : après sa création à Versailles, l’imprimeur royal lui remit une épée de parade de la part du roi82. Quant au Mercure de France, il estime qu’il s’agit de l’une des meilleures pièces écrites à partir d’une intrigue traditionnelle83.

VIII. Une crise de la presse, du théâtre et du public

Ce sont les auteurs qui développèrent le genre du drame qui provoquèrent les premiers la crise qui ébranla la Comédie-Française dans les années 1780. La presse traditionnelle accusait ces auteurs d’avoir abandonné les genres tragique et comique établis de longue date, menaçant ainsi l’institution en matière de théâtre et de morale. Elle souleva aussi un certain nombre de questions concernant l’autorité du public qui favorisait ce genre de pièces. Ainsi, en 1788, un article du Mercure déclara qu’« au théâtre, c’est la multitude qui juge, & certainement ce n’est pas la multitude qui est instruite ». Les critiques accusaient ceux qui appréciaient ces nouvelles pièces d’avoir abandonné les principes fondamentaux que Molière avait établis. La croissance du public et l’influence du théâtre de boulevard poussèrent les plus conservateurs à attaquer de manière vive les auteurs qui composaient des pièces similaires à celles qui étaient jouées sur les boulevards, dont le public, selon les dires d’un journaliste, était composé des « dernières classes de la Société84 ».

Les intrigues portant sur des problèmes d’immoralité sexuelle étaient devenues courantes dans les années 1770, notamment dans les pièces controversées de Beaumarchais dont la représentation de certaines pratiques amoureuses était jugée inconvenante. En 1783, des critiques furent adressées en particulier au Séducteur, une pièce de François-Georges Maréchal, Marquis de Bièvre, un officier militaire qui avait contribué au Supplément de l’Encyclopédie. Le critique du Mercure commenta la pièce en disant qu’il était typique de « nos modernes génies » de mettre sur scène « l’immoralité, ce vice si commun dans les productions de ce siècle, & dont nous avons souvent parlé85 ».

Des voix s’élevèrent pour faire part d’une préoccupation plus grande encore à l’égard de spectacles qui pourraient aujourd’hui être qualifiés d’« hollywoodiens ». Un auteur du Mercure critiqua avec virulence Jacques-Marie Boutet de Monvel pour sa pièce de 1786, Bayard ou le Chevalier sans peur & sans reproche. Né en 1745, Monvel créa ses premières pièces en 1773 et finit par devenir l’un des auteurs les plus célèbres de l’Europe, quatrième au classement des auteurs vivants de l’époque86. En 1781, de toute évidence, il renonça au conservatisme de la Comédie-Française et s’exila en Suède, où il devint directeur du théâtre français de Bollhuset et, dans son rôle d’enseignant au Théâtre dramatique royal de Stockholm, il contribua au développement d’un théâtre national suédois. La pièce de 1786 comptait quatorze personnages et cinq groupes de soldats et de paysans ; on y suivait le destin d’un jeune homme, rival du roi François Ier dans sa conquête d’une femme désirée. Le journaliste du Mercure dit qu’« à la connaissance du cœur humain, à l’étude des mœurs, on [avait] substitué la science des effets, le prestige des tableaux, le calcul des situations ». On disait en effet de ce genre de pièces qu’elles menaçaient d’« étouffer la vérité » et d’« entraîner une grande Nation ». Les Mémoires secrets étaient plus réservés, proposant simplement un résumé de l’intrigue et une liste des « défauts innombrables87 » du spectacle. Le Journal de Paris fit de sa critique l’article principal de son édition mais proposa un jugement équivoque : tandis qu’il accusait Monvel de se conformer à « la disette des talens dramatiques » qui dominait le théâtre de l’époque, il admettait aussi qu’« on [avait] trouvé dans le dialogue des traits heureux qu’on [avait] justement applaudis ; des détails des anciennes mœurs, chevaleresques ». Ce qui est remarquable, c’est que le critique émet des suggestions spécifiques pour corriger la pièce88.

Les grandes figures de la presse conservatrice, le public et la Comédie-Française elle-même finirent par s’opposer de manière agressive aux innovations en matière dramatique. Un essai d’une longueur inhabituelle de onze pages paru dans le Mercure de mars 1788 fit passer le débat à un autre niveau de controverse en clamant que les genres nouveaux, à force de rechercher à tout prix l’approbation d’un public non-éduqué, avaient engendré un déclin important de la qualité dramatique. Le vocabulaire employé était bien plus dur et intransigeant que la norme de ce périodique :

Dès qu’on a trouvé bon que l’on jargonnât au Théâtre comme dans les boudoirs, & qu’on y fût ému comme dans les prisons ou à la Grève, on a cessé d’aimer la bonne Comédie. On n’a pas relégué Molière au fond du répertoire, parce que l’éclat de son nom & de sa juste réputation lui ont évité cette injure ; mais on l’a négligé, on l’a peu joué, mal joué, peu suivi, presque abandonné, & l’on a traité très-rigoureusement ceux qui l’[ont] voulu prendre pour modèle.89

C’est la Correspondance littéraire secrète qui dans la presse s’engagea le plus fortement en faveur du changement, formulant dès 1781 les critiques les plus sévères à l’encontre de la Comédie-Française. Fondé par Louis-François Metra, un banquier qui avait fui Paris pour gagner le centre de l’Allemagne, le périodique proposait des lettres écrites pour des destinataires qui n’étaient pas nommés ; ces lettres étaient datées mais non signées. Elles étaient sûrement écrites par une personne vivant à Paris qui était au fait du monde artistique, puisqu’elles divulguaient un certain nombre de rumeurs et portaient des jugements tranchés. Le journaliste n’épargne pas Monvel : une lettre de 1781 décrit la manière avec laquelle il a « régalé les spectateurs » grâce à une intrigue que certains ont toutefois trouvée « déplorable90 ». Imprégnées par la pensée des Lumières, les lettres n’en relayaient pas moins l’opinion croissante selon laquelle les principaux philosophes recherchaient avant tout leur intérêt personnel et celui de leurs amis. Une lettre attaque en effet l’Académie française en ces termes : « cette petite république qui a son sénat, ses chefs, ses tyrans, ses cabales, & ses révolutions ». Une autre étrille les membres de l’institution, accusés de n’être qu’une minorité de privilégiés, des « sectateurs de la Philosophie moderne91 ».

Une lettre publiée en 1781 s’attaque à la Comédie-Française sur plusieurs fronts, lui reprochant d’être devenue un « désert » culturel faute d’avoir su maintenir la qualité de ses spectacles et d’avoir su mettre à jour son répertoire :

Plus les Comédiens sont triomphans, moins ils cherchent à contenter le public : la déclamation tragique est maintenant parmi eux dans un état déplorable ; il y a très peu de nos chefs-d’œuvre en ce genre qu’ils puissent jouer d’une manière passable, & l’avenir est effrayant même pour le genre de la Comédie : car la distance est immense entre Préville, Molé & les acteurs qui les doublant aujourd’hui doivent bientôt leur succéder. Ce théâtre devient tous les jours plus désert. Que sera-ce dans huit ou dix ans ? La foule se porte aux vaudevilles des Italiens, aux tréteaux des Boulevards.92

De la même manière, lorsque la Comédie-Française se tourna vers son répertoire ancien pour célébrer les centenaires de Corneille et Molière, la Correspondance littéraire secrète critiqua le choix de programmer seulement une pièce nouvelle à côté de nombreux textes canoniques93. Ce journal voyait d’ailleurs d’un œil sympathique les « entrepreneurs forains » qui dirigeaient les théâtres de boulevard, s’opposant ainsi aux jugements sévères qu’émettait le Mercure de France pour défendre la Comédie-Française contre la concurrence des boulevards. Les critiques de la Correspondance littéraire secrète ne renonçaient toutefois pas à garder un juste équilibre entre le respect qui était dû à Corneille et à Voltaire et le soutien qu’elle accordait aux nouvelles formes qui remportaient un grand succès sur scène94.

L’étude de François Velde publié dans ce volume permet d’approfondir notre compréhension de la place qu’occupait l’Opéra vis-à-vis de la Comédie-Française et du pouvoir royal. L’augmentation importante de la vente de billets dans les deux théâtres est l’une des informations les plus frappantes que cette étude met en lumière ; les ventes atteignent un sommet à la fin des années 1780, avant de décliner considérablement à partir de 1789. Les historiens du XIXe siècle spécialistes de l’Opéra considéraient les années 1780 comme la période où la gestion avait été la meilleure. Malgré la querelle entre les partisans de Gluck et de Piccinni, un nouveau modèle de gestion instauré en 1781 stabilisa l’institution, en partie grâce au nouveau directeur qui servit d’intermédiaire et mena les négociations entre le pouvoir et l’Opéra, dont les acteurs furent autorisés à tenir une réunion annuelle pour exprimer leurs opinions. Les autres analyses de F. Velde sont aussi pertinentes : il montre que l’Opéra vendait moins de billets d’entrée, dont les prix étaient en général plus élevés, ou encore que les responsables de l’Opéra voyaient d’un très mauvais œil l’instauration d’un ballet et d’un petit orchestre à la Comédie-Française qui leur faisaient directement concurrence. Il est vrai que l’Opéra proposait moins de spectacles que la Comédie-Française, de sorte que son répertoire était généralement mieux connu du public. Le canon de l’Opéra était plus faible dans la mesure où le cadre théorique fondant une culture du spectacle y émergea bien plus tard que dans le champ du théâtre parlé. Tout cela explique comment l’Opéra, grâce aux renouvellements de son répertoire et de sa gestion, survécut sans encombre aux temps troublés de la Révolution, puis au Directoire et à l’Empire.

On pourrait ajouter que l’expansion de la Comédie-Française dans les années 1770 et 1780 intensifia probablement les querelles qui émergeaient dans la presse à propos du drame, lequel attirait un autre type de public que les genres plus anciens. L’hostilité à l’égard des genres nouveaux n’émergea pas uniquement dans la presse favorable aux philosophes, mais également chez les conservateurs cléricaux qui écrivaient pour l’Année littéraire. Dès 1778, un essai paru dans ce journal, sous doute écrit par Julien-Louis Geoffroy, rédacteur pour le Journal de l’Empire (autrefois nommé puis plus tard rebaptisé le Journal des débats) de 1801 jusqu’à sa mort en 1814, disait que « le public n’applaudit plus aux Français que des sentimens outrés & des attitudes forcées, aux Italiens & à l’Opéra que des cadences & des passages difficiles […] ; ce qui n’est que fin & délicat ne nous touche plus95 ».

Mechele Leon a démontré qu’à partir de 1789, Molière était le seul des grands auteurs dont les pièces étaient jouées fréquemment et couronnées de succès96. Elle cite un essai de décembre 1789 paru dans les Chroniques de Paris qui s’alarme des divers imitateurs et des ennemis de Molière sans mentionner aucun autre auteur canonique. En revanche, dans un pamphlet publié en 1789, Rochon de Chabannes, alors âgé et peu prospère, dresse une liste des auteurs dramatiques depuis Regnard et, ne s’attachant pas à définir un haut canon, s’émerveille du désordre avec lequel les noms sont présentés :

Le Théâtre Français qui comptait alors une soixantaine de bonnes ou de médiocres Pièces, tant tragiques que comiques, tant grandes que petites, en compte aujourd’hui plus de trois cens. […] Les Voltaire, Crébillon, Campistron, la Motte, de Belloi, la Grange, la Fosse, &c. Les Regnard, Dufréni, Destouches, la Chaussée, Marivaux, Piron, Dancourt, Poisson, le Grand, Sainte-Foix, Fagan, Gresser, &c &c. ont paru depuis cette époque, & nous ont laissé une infinité d’ouvrages.97

De même, une histoire de la Comédie-Française du début du XIXe siècle ne cite pas un seul auteur du haut canon, à l’exception de Molière, rappelant des anecdotes sur la manière dont l’idéologie révolutionnaire imposa un certain nombre de corrections dans les textes de Corneille et de Racine. Les auteurs de l’ouvrage, Charles-Guillaume Étienne et Alphonse Martainville, se lamentent sur le sort de la tragédie : « Depuis quelque temps, les anciennes tragédies se jouaient peu, ou étaient montées avec une négligence, une médiocrité qui indisposait le public98 ».

Conclusion

Durant les deux dernières décennies de l’Ancien Régime, l’Opéra et la Comédie-Française furent touchés par des crises parallèles. D’un côté, l’Opéra subit une transformation complète de son répertoire et finit par s’ouvrir aux pratiques étrangères. L’institution établit un mode de gestion plus solide que précédemment, bien qu’elle mît une décennie à se remettre de la crise qu’elle avait traversée. Un nouveau canon faisant la part belle aux opéras de Gluck se maintint jusque dans les années 1820. Puis, cinquante ans plus tard, il fut abandonné à son tour au profit d’un nouveau répertoire associant Gioachino Rossini, Daniel Auber et Giacomo Meyerbeer, bientôt nommé « grand opéra ». De l’autre côté, la Comédie-Française traversa une crise plus profonde, déclenchée par la controverse autour des nouveaux genres composés par les auteurs vivants. Comme son répertoire ne connut aucun changement majeur, une série de vives querelles et de débats publics autour des genres nouveaux contribua à faire perdre au théâtre son monopole royal sous la Révolution. Suite à la situation chaotique dans laquelle se retrouvèrent de nombreux théâtres lors de la suppression de ce monopole, le contrôle par l’État devint en 1806-1807 plus restrictif encore qu’avant 1789. Cependant, l’acteur renommé François-Joseph Talma participa à la renaissance du répertoire du haut canon et au renouvellement de la réflexion sur sa portée, non sans que les pièces de Voltaire en souffrent considérablement99.

À considérer ce qui s’est passé dans les deux institutions, nous voyons bien comment l’instabilité de la vie publique à partir des années 1770 a provoqué des crises parallèles qui se sont soldées par des résultats différents : la stabilité pour l’Opéra et une réorganisation plus importante pour la Comédie-Française. En étudiant de près l’histoire de ces deux institutions au XVIIIe siècle, je suis d’autant plus frappé par la singularité de la tendance qui traverse le répertoire français, en comparaison des répertoires britanniques, allemands ou italiens. Car bien que les anciennes œuvres aient été exclues du répertoire de l’une et considérablement diminué dans celui de l’autre, force est de constater la résistance singulière de la canonicité théâtrale telle qu’elle se maintint et évolua en France pendant plus d’un siècle.

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