
Description
Translated by Josh Gray Cohen
La publication de ce volume arrive à point nommé dans l’histoire du Programme des Registres de la Comédie-Française (RCF) qui est entré depuis quelques mois dans sa deuxième phase d’exploration. En parcourant le collectif dirigé par Sylvaine Guyot et Jeffrey S. Ravel, Données, recettes & répertoire. La scène en ligne (1680-1793), il apparaît très clairement que ce volume dans sa diversité d’approches est à l’image des possibilités ouvertes par notre programme de recherche. Loin d’imposer une vision de l’histoire du théâtre, une méthode de lecture à partir de la technologie, ou encore une approche épistémologique, cet ouvrage porte le témoignage que le Programme RCF est un laboratoire d’expériences qui laisse la place à la pluralité des voix et des démarches. Que ce soit dans une perspective réflexive et archéologique, comme celle de J. Ravel, ou dans le but de témoigner que ces données constituent de véritables dispositifs au service de l’écriture d’une histoire culturelle informée (Thomas M. Luckett, François Velde, William Weber), précise (Lauren R. Clay, Pierre Frantz), vivante (Juliette Cherbuliez, Derek Miller) et transformative (Jeffrey Peters), les démarches rendent compte précisément de la puissance historique, narrative et inventive de ces archives lorsqu’elles sont mises au contact de l’approche quantitative.
Ce qui frappe d’emblée après une lecture en continu, c’est la manière dont cet ouvrage permet de situer le Programme RCF. Sur le plan de l’approche historiographique, il s’inscrit dans la longue durée, comme le montre l’article de J. Ravel. Plusieurs recherches viennent par ailleurs rappeler, réévaluer, raconter autrement – et parfois contredire – des éléments historiques connus : c’est notamment le cas des articles sur Voltaire (T. Luckett, L. Clay, P. Frantz, Logan J. Connors), du long article encyclopédique de F. Velde ou de celui de W. Weber. Ces exemples témoignent du fait que la présence de données et de graphes peut conduire à modifier certains points de l’histoire du théâtre. D’autres articles, viennent rendre compte des transformations profondes et inédites qu’apporte et qu’inspire le Projet RCF en regard des méthodes d’enquête en sciences humaines. On pense aux articles de J. Cherbuliez et de J. Peters ainsi qu’aux commentaires de D. Miller qui interrogent le futur de nos recherches. Cette tension entre continuité et projection est constitutive de ce projet et elle nous apparaît comme l’une des manières fécondes de relier les articles du recueil. Nos commentaires visent aussi à mettre en perspective les réflexions qui s’y trouvent en regard des développements actuels du Programme RCF, qui, dans une certaine mesure, espère répondre aux questions laissées en suspens dans ce volume.
Pour mieux comprendre le Projet RCF et son utilité, il faut commencer par citer l’article d’un de ses fondateurs, J. Ravel qui, après avoir noté que les humanités numériques font débat puisque ses détracteurs affirment qu’elles n’apportent pas grand chose malgré une débauche de moyens et des investissements massifs, teste les données qui y sont déposées en regard des recherches qui ont été préalablement menées sur le même corpus. J. Ravel, en effet, reprend trois travaux majeurs – les Tablettes dramatiques du Chevalier de Mouhy au milieu du XVIIIe siècle, les données tabulaires d’Alexandre Joannidès dans les années 1901-1927 et, enfin, les transcriptions partielles des registres par Henry Carrington Lancaster publiées entre 1941 et 1951 – pour les confronter au Projet RCF. J. Ravel éclaire un élément essentiel : toute entreprise de recherche et de compilation s’inscrit dans un contexte et une épistémè singuliers. La démarche critique peut dès lors devenir un lieu d’observation privilégié et, ultimement, un espace de réflexivité. C’est en se penchant sur cette longue histoire des transcriptions et des interprétations des registres que J. Ravel parvient ainsi à établir une meilleure perspective critique sur le Projet RCF et plus largement sur les travaux en humanités numériques durant la seconde décennie du XXIe siècle. Mais ce n’est pas une plaidoirie, car l’article procède par une série d’expérimentations à partir des résultats que chaque entreprise donne à lire.
La nouveauté la plus évidente qu’apporte le Programme RCF par rapport aux recherches précédentes est d’ordre technologique. En comparant les Tablettes de Mouhy et l’Outil de découverte du RCF, on s’aperçoit sans surprise que le RCF tire parti des technologies actuelles pour offrir aux lecteurs et lectrices curieux un accès aux données historiques, vérifiées et mises à jour de manière rigoureuse, sur les auteurs, les pièces, les genres et les saisons, ainsi que des visualisations grâce auxquelles on peut repérer plus facilement des tendances dans les représentations au fil des siècles. De même, si l’on compare les compilations de données de Joannidès avec l’outil de Recherche par facettes du RCF, on voit que le RCF réalise en ligne le même travail que celui de Joannidès, auquel il ajoute la possibilité d’accéder aux données sur les ventes et les entrées, quand son précurseur se limitait aux fréquences de représentations. Enfin, la reproduction en ligne des registres des recettes quotidiennes de la Comédie-Française permet de les compulser dans leur totalité et constitue un équivalent numérique des transcriptions partielles que Lancaster a publiées : la nature numérique des données du Programme RCF permet de reproduire en haute définition les registres originaux. Bien évidemment, les technologies actuelles offrent davantage de possibilités éditoriales. Mais l’idée n’est pas de minimiser les travaux qui précèdent le RCF, au contraire, on ne peut que leur reconnaître leur absolue utilité au moment où ils ont été élaborés. De même, le Programme RCF est inscrit dans une période, essaie de répondre, grâce aux techniques qu’il utilise, aux questions que le temps lui pose, et est en perpétuelle évolution. Si les technologies numériques d’aujourd’hui offrent un accès autrefois inimaginable aux registres, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, partout dans le monde, notre confiance en la pérennité de ces technologies sur le long terme et en notre détermination à créer des entités de conservations qui les préserveront pour les générations à venir est pour le moins incertaine.
En adoptant une approche archéologique, J. Ravel permet par ailleurs de situer le Programme RCF et de l’inscrire dans une généalogie mettant en relation histoire du théâtre et mémoire institutionnelle. Le mode de compilation – annuelle – de Mouhy et de Joannidès fut poursuivi par Champion jusqu’en 19371, puis à partir de 1960 par des compilations commandées par la Comédie-Française elle-même à Roselyne Laplace, chargée de recherche au CNRS, sous le nom de « rapports d’activité », documents internes s’apparentant en effet à un rapport d’activité artistique de la Comédie-Française2. Ce document est toujours rédigé par la Bibliothèque-Musée. À cela s’ajoute à partir de 2003 un accès informatique aux informations annuelles dans la base de données La Grange. La révolution du RCF est d’avoir révélé une approche journalière de l’information, analytique, et non plus synthétique. Il faut ajouter les rapports réalisés pour les années 1938 à 1944, rétrospectivement, dans les années 2010, par Jean Knauf, restés inédits, mais conservés à la bibliothèque-musée. On peut même dire pour Joannidès que son travail est quasiment institutionnel, comme le montrent les préfaces de comédiens, d’administrateurs, et la continuité après la seconde guerre mondiale, avec la commande faite par le théâtre d’un rapport annuel d’activité. Joannidès fait ainsi une jonction entre un travail de chercheur.re et une entreprise mémorielle au service de l’institution. Cette double approche peut également être mise en parallèle avec l’histoire du projet des registres au fil des ans et des directions qui l’ont soutenu (Muriel Mayette-Holtz de 2008 à 2014, Éric Ruf de 2014 à aujourd’hui) : de projet d’érudition, pour l’institution, il est devenu un outil de diffusion de son patrimoine et de son histoire, voire de production de spectacles3. On peut donc soutenir dans les deux cas que le théâtre a une capacité à s’approprier des travaux de pointe pour combler sa difficulté – matérielle, du fait de l’ampleur de ses activités et de ses missions premières – à penser son passé immédiat.
L’article de J. Ravel montre enfin que les approches historiographiques de nos prédécesseurs témoignent plus ou moins volontairement d’une tension entre recherches qualitatives et choix éditoriaux qui éclairent la dimension quantitative des archives. Les tablettes de Mouhy ne souscrivent pas sans réserve à l’approche quantitative et sont particulièrement parlantes comme le signale J. Ravel : le polygraphe entend concilier tableau chiffré et commentaire critique. Ces deux manières de lire la programmation par Mouhy mettent en perspective un enjeu implicite et toujours présent aujourd’hui dans le Programme RCF : proposer une lecture quantitative suppose de donner à lire un système de valeurs. Le travail de recherche commence donc lorsque ce système est interrogé et remis en perspective dans un contexte et selon des enjeux qui échappent aux données chiffrées. J. Ravel nous invite ainsi à comprendre l’histoire longue de la « datafication » (Dan Edelstein) de nos archives et à situer notre programme de recherche dans l’économie d’ensemble des expériences de recherche antérieures. Plus encore, il éclaire le fait que la dynamique des recherches d’envergure sur ces archives patrimoniales repose sur la relation entre la démonstration quantitative et les approches qualitatives.
Plusieurs articles du volume confortent l’idée que la relation entre, d’une part, les résultats quantitatifs – rendus possible grâce aux données – et, d’autre part, les interrogations et pratiques qualitatives est commune aux démarches mises en œuvre ici. Chacun a pu travailler à partir des datas disponibles en cherchant, à partir de ses propres préoccupations, la manière de les faire fonctionner. Certains les ont utilisées pour vérifier, infirmer ou confirmer leur propre recherche, d’autres ont exploré ces mêmes données pour voir comment elles réagissaient à leur champ, d’autres encore ont fait fonctionner certains programmes de manière presque aléatoire, pour voir… L. Clay et P. Frantz ont pu, par exemple, analyser, grâce aux outils de recherche, combien le théâtre de Voltaire est capital pour le XVIIIe siècle et, en offrant une voie d’accès à cette époque – sans doute difficile à concevoir aujourd’hui – où le théâtre de Voltaire était le plus couru de Paris, les données fournies par le Projet RCF permettent de mener l’étude de l’histoire de l’œuvre de Voltaire selon ses termes propres et dans son propre contexte. D’autres, comme T. Luckett, ont pu analyser la manière dont les registres de la Comédie-Française représentent un cas singulier pour étudier l’expérience d’une institution culturelle parisienne pendant la détresse économique de la guerre de Sept Ans. Grâce aux outils mis à la disposition des chercheurs, T. Luckett a ainsi pu identifier en détail la baisse des recettes et des profits au plus fort de la guerre, et retracer les mesures prises par la troupe afin de restaurer sa solvabilité. En diminuant ses dépenses, elle retrouva sa stabilité financière, puis, soucieuse d’augmenter également ses revenus, elle modifia sa programmation, augmentant de 10% le nombre de jours de représentation à Paris par saison, mettant en scène plus de comédies que de tragédies, et recherchant de nouvelles pièces susceptibles d’attirer un public plus conséquent et en les promouvant, si possible, à grand renfort de scandales et par la publication de maints libelles.
Par des voies très différentes, les spécialistes nous rappellent à quel point l’histoire du théâtre est profondément ancrée dans une actualité culturelle, économique, sociale, institutionnelle et politique. Cette imbrication d’enjeux constitue autant de portes d’entrée et de clefs de lectures des données chiffrées. En effet, certaines analyses utilisent les données économiques comme des tremplins à des études de détail.
Les articles de T. Luckett et de F. Velde témoignent par exemple de l’importance de la dimension encyclopédique et factuelle qui doit accompagner la lecture de nos données, à la fois pour les rendre vivantes, mais également pour inscrire le quantitatif au sein d’un récit de savoir finement contextualisé et capable de concilier la dimension administrative et économique, qui sont des enjeux incontournables, avec celle de la culture théâtrale en marche. À une autre échelle, L. Clay replace ainsi le « cas » Voltaire dans une contextualisation large d’interprétation historiographique qui semble à l’origine même du Projet RCF. L’idée est en effet, à partir d’une manipulation de grande ampleur des données comptables, de faire à la fois l’histoire littéraire et scénique d’une institution et de replacer celle-ci dans une histoire économique et culturelle plus vaste.
L’analyse quantitative permet par ailleurs de pondérer des évaluations qualitatives précédemment admises. Sans les remettre en cause fondamentalement, elle les affine dans ses marges. La notion de « canon », forgée par les études érudites antérieures (P. Frantz, F. Velde) est notamment réévaluée. Alors que F. Velde va mettre à l’épreuve cette notion en regard de la « durabilité » des pièces dans le temps en termes de programmation et de niveau de recettes, P. Frantz analyse plutôt le canon voltairien à partir d’un nombre de représentations dans la période du XVIIIe siècle. Avec des approches et des techniques différentes, les auteurs envisagent cette notion de façon totalement renouvelée. D’autres observations interrogent le palmarès et les idées reçues sur la programmation théâtrale de la Comédie-Française. La recherche peut ainsi revaloriser certaines comédies (T. Luckett, L. Clay), et, à la lumière des chiffres et du contexte immédiat de production, corriger de fausses réalités, dont certaines circulent depuis le XVIIIe siècle – on pense notamment à la mort de la tragédie au XVIIIe siècle (L. Clay).
Le regard que porte F. Velde sur la programmation de la Comédie-Française éclaire au moins deux enjeux au cœur de notre Programme RCF. Le premier point est que F. Velde n’est pas spécialiste de théâtre, et qu’il aborde le corpus avec une entière liberté exploratoire. Il en ressort que la transdisciplinarité nourrit les humanités numériques et inversement, que les humanités numériques permettent une transdisciplinarité accrue. Ici, le brassage de données tous azimuts se révèle être une méthode scientifique très efficace. Cet état d’esprit, couplé à des connaissances exogènes au domaine, produit des analyses inédites et très fructueuses. F. Velde analyse par exemple l’interaction de variables et l’inflation sur les prix. Surtout, il souligne que si l’influence de l’inflation est déterminante, la mesure de cette donnée est elle-même peu fiable par manque de données, d’où l’intérêt de multiplier les analyses de prix dans des champs différents (dans le cadre d’autres projets et sur d’autres domaines). Ces différentes études cumulées pourraient à leur tour fournir des informations générales sur l’inflation. Un silence des sources pourrait ainsi être comblé. On constate clairement dans cet article que les compétences de l’auteur en matière d’histoire du cours des monnaies sont essentielles pour éclairer ses analyses, lesquelles n’auraient pu être menées par des historiens et historiennes du théâtre et de la littérature avec une telle précision.
En second lieu, l’article de F. Velde fourmille de détails encyclopédiques de toute première importance. Ce faisant, il témoigne de la nécessité de comprendre très précisément le fonctionnement de la structure économique de l’établissement pour bien interpréter nos données. Si F. Velde reprend un certain nombre d’éléments présents dans le seul ouvrage sur l’histoire économique de la Comédie-Française, celui de Claude Alasseur4, il en réactualise le contenu et en augmente la compréhension par le recours aux visualisations. L’article de F. Velde nous rappelle que le Programme RCF n’a pas vocation à révolutionner l’approche quantitative dont on connaît l’importance dans le domaine des pratiques historiographiques, on pense par exemple, à la célèbre École des Annales. Il témoigne cependant d’une transformation dans la manière de donner à lire les résultats quantitatifs et d’aborder l’histoire de la vie théâtrale ancienne dans le contexte des humanités numériques. Il met ainsi en valeur à travers une foule de détails ce qui distingue ou non la Comédie-Française d’une entreprise et il montre l’importance de l’environnement économique identifié comme marché, avec sa propre temporalité, qui recoupe celle du théâtre, et un certain nombre de variantes économico-politiques (crises, guerres) qui peuvent l’affecter. Par sa précision, cet article nous invite à poursuivre notre travail de contextualisation dans la phase II du Programme RCF. On pense notamment à la création du dictionnaire encyclopédique des données qui sera susceptible de fournir une documentation précise sur les termes clés qui sont issus des données.
L’approche économique de F. Velde ouvre par ailleurs des parcours d’enquête sur la Comédie-Française. L’un des premiers est implicite, mais non moins présent : comment approfondir cette étude économique à la lumière d’une histoire sociale orientée sur les métiers de l’entreprise ? La seconde phase de notre programme de recherche qui porte, rappelons-le, sur les dépenses et la distribution va sans doute permettre de mieux envisager ce type d’étude. Un autre parcours que propose F. Velde est, cette fois, explicite et présenté comme un défi par l’auteur lui-même : « La prochaine étape de l’enquête consisterait à étudier empiriquement les facteurs déterminants, les choix de programmation de la Comédie-Française et, si possible, de modéliser sa stratégie de programmation5 ». Le défi annoncé par F. Velde est grand, mais fort intéressant, et il ouvre de nombreuses perspectives. On pourrait bénéficier pour cela de l’observation des stratégies actuelles pour en dégager des intuitions à vérifier sur le XVIIIe siècle, car depuis ses débuts le Programme RCF navigue entre passé et présent, entre analyse scientifique et pratique d’aujourd’hui. De plus, cette stratégie de programmation est indissociable du répertoire dont l’instabilité définitionnelle est par ailleurs source de questionnements et d’inventions dans d’autres articles.
Le terme de « répertoire », qui est à la fois central et loin de souscrire à une seule définition, se voit soumis dans ce volume à de nouvelles réflexions et, sur ce point, il poursuit les quelques enquêtes menées dans le numéro de Littératures classiques6 portant sur la notion de répertoire à partir de l’exemple du Programme RCF. Ici, c’est en naviguant entre analyse détaillée – de la carrière de telle ou telle pièce – et analyse globale – de la carrière d’un auteur – que la recherche menée par P. Frantz permet de repenser le terme. Le répertoire est vu comme une suite de pièces jouées selon des critères esthétiques et économiques ; il est également décrit comme une action politique en faveur des Lumières, dont les fers de lance sont à la fois les comédiens – qui déterminent la programmation – et le public qui plébiscite, dans son ensemble, leurs choix.
Les commentaires de D. Miller qui portent aussi sur le répertoire, mais dans une tout autre perspective, viennent confirmer que cette notion fondamentale est loin de souscrire à une seule définition. Répondant en quelque sorte au défi lancé par F. Velde, D. Miller pense le répertoire à partir de stratégies de programmation qui sont soumises ultimement à une série de facteurs aléatoires, imprévisibles et dont les traces restent rares. D. Miller envisage notamment des scénarios de programmation à partir d’une reconstruction du « processus décisionnel ». Il ouvre ainsi de nouvelles perspectives technologiques et nous oriente vers le futur. Au-delà de leur approche très différente, un des éléments observés par D. Miller et P. Frantz est l’importance de la relation entre la troupe (ses décisions en comité, la disponibilité des comédiens et des comédiennes et leur rapport plus ou moins familier aux pièces choisies, les tensions économiques et humaines) et la réaction du public (qui apparaît dans les recettes et dans les commentaires immédiats que l’on trouve dans la presse, les mémoires, les correspondances, les anecdotes dramatiques notamment).
Quelques articles issus de ce volume nous projettent à grandes enjambées dans l’avenir du Programme RCF. Les commentaires de D. Miller que nous venons d’aborder s’inscrivent dans cette perspective. L’un des éléments qui a particulièrement attiré notre attention est la considération de l’intelligence artificielle comme nouvel espace d’exploration. De fait, l’intelligence artificielle nous apparaît aujourd’hui comme un élément incontournable de réflexions et, sans doute, d’expérimentations sur le Programme RCF. Aborder les possibilités, mais aussi les limites de l’intelligence artificielle dans le cadre de ce projet représente un défi de taille sur le plan de la recherche, car apprendre aux ordinateurs à lire et à proposer des interprétations sur les textes anciens suppose de notre part une très grande intervention pour bien indiquer la signification des mots, des expressions et des phrases dans leur contexte initial de production, voire pour rappeler que malgré les définitions, certaines expressions restent floues, d’hier à aujourd’hui. Bien que les perspectives qui s’ouvrent nous semblent à la fois très puissantes et très fécondes, comme le suggère D. Miller, il faut aborder l’intelligence avec nos méthodes d’investigation qui sont fondées sur une connaissance fine, sur la nuance et sur la modestie.
L’un des articles qui nous invitent aussi à nous projeter vers l’avenir est celui de J. Cherbuliez, qui est l’illustration parfaite du puissant potentiel des archives en tant que répertoire de questions de recherche et d’expérimentations créatives. J. Cherbuliez adopte une lecture continue des registres, à l’ancienne, bien que rendue possible par l’outil numérique. Cette méthode qui convoque l’imagination fait naître des questionnements aussi pertinents que le brassage de données à grande échelle. Un projet en humanités numériques nait de la confrontation de méthodes très hétérogènes, des plus traditionnelles au plus technologiques. Sous la plume de cette chercheuse, les archives du Projet RCF deviennent non seulement de la matière première pour penser théoriquement notre rapport à l’historiographie théâtrale, elles figurent également comme les éléments centraux d’une proposition originale et vivifiante reposant sur une approche acoustique de la Comédie-Française. Le projet est de donner de la chair à l’archive, d’en faire un spectacle permanent et compréhensible aujourd’hui, sans la trahir. Cette perspective d’une archive « sensorielle » se heurte forcément à la dématérialisation inhérente à un projet d’humanités numériques. Mais cette question était déjà au cœur de notre démarche dès le début du projet : avec la nécessité de donner accès à des fac-similés numériques au plus près de l’original que l’on peut virtuellement feuilleter. Du reste, l’hypothèse des registres comme étant la schématisation d’un évènement est à la fois évidente et audacieuse. Cela est vrai tant la page est porteuse d’informations sur le public et en même temps elle en cache le caractère propre, c’est-à-dire sensible (public mou, public réactif, les registres mentionnent rarement le caractère de la salle qui peut parfois être noté dans d’autres corpus archivistiques, notamment la presse). Par ses réflexions qui sollicitent autant l’histoire, la théorie et l’imagination, J. Cherbuliez éclaire un élément central de toute entreprise de recherche dont celle du Programme RCF, nos études sur le passé peuvent être tout à fait fructueuses, lorsqu’elles laissent place à l’imagination et à des développements théoriques audacieux. L’essai de J. Cherbuliez mène très loin la réflexion prospective sur la reconstitution sonore d’une représentation et montre ainsi que les humanités numériques peuvent servir à opérer – ou du moins à tendre vers – la résolution d’équations à multiples inconnues qui nous semble aujourd’hui impossible à envisager. Ces projets sont en effet combinables et les connaissances s’augmentent de manière exponentielle en s’ajoutant.
Observer les archives sur la réception immédiate des pièces anciennes constitue ici un moyen de rappeler et de penser la matière vivante et éphémère du théâtre ancien, d’en mesurer les possibles, tout autant que les limites. Parce qu’il repose sur les archives du spectacle, le Programme RCF est indissociable de recherches sur la représentation et il met en première ligne l’importance du théâtre comme art performatif plutôt que production textuelle. Son originalité réside également dans le fait qu’à l’abstraction des chiffres peuvent répondre des réflexions très concrètes sur la performance théâtrale dans la première modernité. En effet, il s’agit moins ici d’une tentative de reconstitution du passé que d’une invitation à expérimenter le savoir et l’histoire par l’archive. Ce que J. Cherbuliez appelle joliment « la para-performance » apparaît ainsi comme un acte d’imagination qui nous permet de replacer les séances théâtrales dans une forme d’actualité qui ne cherche pas à s’inscrire dans le temps, mais plutôt dans la présence. C’est par le son, le bruit, l’ambiance que J. Cherbuliez pense son modèle d’incarnation du spectacle. Loin d’être un choix aléatoire, le son ouvre des perspectives politiques fortes sur le positionnement même de la recherche, sur ce qu’on cherche exactement, sur le pourquoi et sur le comment.
Dans le Programme RCF, cette approche émancipatrice a surtout conditionné jusqu’à présent notre manière de se saisir du programme à des fins d’enseignement ou de pratiques théâtrales. On pense notamment aux différents séminaires IDEFI-CréaTIC que dirige Tiphaine Karsenti depuis 2016 avec, entre autres, la collaboration de membres de l’équipe (Sylvaine Guyot de Harvard, Sara Harvey de UVic). Donnant lieu à des performances très actuelles et aboutissant à des outils transmédias, ces activités, à la fois utiles, ludiques et ancrées dans l’actualité des ressources technologiques, illustrent les possibilités offertes par notre travail et initient les étudiants et les étudiantes à un mode expérimental et créatif de la recherche universitaire. Ces activités témoignent du fait que notre projet de recherche est plus qu’une simple méthode qui permettrait de faciliter la lecture et serait un instrument de recherche au service de traditions d’enquête qui resteraient inchangées ; il est ancré dans les humanités numériques, et plus largement dans la culture numérique, et il transforme notre rapport au savoir et à la médiation du savoir. Sur ce point, l’article précieux de J. Peters apporte un éclairage théorique et réflexif tout à fait pertinent et bienvenu.
La réflexion très stimulante de J. Peters repose entre autres sur l’idée que le Projet RCF autorise à penser qu’un nouveau type de connaissance est à notre portée, en ce qui concerne les registres de la Comédie-Française, et plus largement, les principes mêmes d’investigation en sciences humaines. La connaissance, selon l’auteur, découle non seulement des sources archivistiques, mais aussi des types d’investigation possibles sur ces sources. Dès lors, la connaissance sur un même type de sources peut se renouveler à l’infini selon le mode d’investigation et les moyens techniques à disposition à un instant T. Cette observation confirme celle que les sujets déjà traités peuvent l’être à nouveau, et que la connaissance en sciences humaines est aussi augmentée au gré des technologies, comme on peut l’observer dans les sciences dures. C’est notamment sur nos manières de lire l’archive que J. Peters s’attarde longuement. Cette analyse qui passe par la perception rétinienne est d’une grande importance pour notre Projet RCF : comme les premiers spectateurs du cinématographe qui pouvaient percevoir un « mouvement » non concomitant de sa réalisation, nous pouvons désormais « voir » des phénomènes que nous ne pouvons pas « lire » littéralement dans les sources. Il semble que cette observation est fondamentale : elle définit un pan entier des humanités numériques en tant que terrain de recherche technologique – obtenir les visualisations les plus utiles – et scientifiques – tirer de ces visualisations de nouvelles conclusions dans la discipline de départ. Pour l’auteur, nous sommes à l’aube d’une révolution galiléenne des sciences humaines et des études littéraires.
La question posée par J. Peters – « la visualisation spécifiquement littéraire a-t-elle une esthétique ? » – montre à quel point une approche réflexive de nos expertises traditionnelles peut devenir un lieu d’investigation propre.À cet égard, l’auteur semble anticiper des questions sur le design numérique de notre environnement technologique : en tant qu’il facilite la lecture des résultats, mais aussi au sens propre, en tant qu’il est à l’image du Programme RCF et des choix de positionnement de la part de ses membres. L’évolution du design du site vers une conception plus « neutre » et donc plus « durable » semble de ce point de vue être une évolution proprement « esthétique » qui répond à des enjeux éminemment politiques. Évidemment cette question du design concerne également les interfaces : la visualisation, pour essentielle qu’elle soit, est nécessairement « biaisée » car elle procède de choix, le plus souvent collectifs, mais représentatifs d’une communauté de recherche. Ces choix interviennent donc directement dans la manière dont nous appréhendons les données, et, plus profondément dans la manière dont nous vivons l’expérience de la recherche et ultimement dont nous la transmettons.
Dans l’article de J. Peters, comme dans celui de J. Ravel, la dimension politique des projets en humanités numériques alimente la pensée théorique. J. Peters invite à penser l’apport inédit de la visualisation des données dans le contexte large de ce qui conditionne nos hypothèses en sciences humaines, et les questions qu’il pose rappellent que les humanités numériques font polémique. Comme le remarque aussi J. Ravel, il y a débat autour de cette transdiscipline, puisque les humanités numériques sont parfois décrites comme l’une des manifestations du néolibéralisme au sein du monde universitaire. Soumis à l’obtention de fonds de recherche conséquents qui nous engageraient dans une logique de production massive et de résultats normés, les humanités numériques loin de transformer la recherche l’inscriraient dans une forme de stérilité. Or, J. Peters montre bien que ce que le débat met en perspective, c’est plus largement, la question de la place, de la posture et des possibilités actuelles des sciences humaines dans un contexte universitaire en tension. L’approche archéologique de J. Ravel et la démarche épistémologique de J. Peters peuvent nous permettre de mieux situer le Programme RCF au sein d’un contexte politique et scientifique en tension.
J. Peters ouvre son texte sur cette question qui a accompagné la lecture et l’écriture de cette postface : « Et maintenant ? »
Créer des bases de données, des outils et interfaces à partir des archives liées à la programmation journalière de la Comédie-Française représente toujours une partie essentielle de notre travail. Motivés par les questions qui se sont ouvertes au cours de la première phase (2013-2017), nous poursuivons actuellement notre fouille autour de corpus liés à la description et à la réception immédiate des spectacles joués au Français entre 1680-1793. Cette seconde phase consiste ainsi en la création de plusieurs jeux de données : la distribution journalière (1765-1793), les dépenses journalières (1680-1776), la critique des spectacles de ce théâtre dans la presse (1680-1793) et les registres d’Assemblées (1765-1793). Les questions qui se sont progressivement dessinées lors de nos différentes rencontres autour de la base des recettes touchent non seulement aux manières d’appréhender les archives anciennes et les données, elles interrogent aussi les pratiques historiographiques et le programme de recherche RCF lui-même en tant qu’illustration d’une approche propre aux humanités numériques. C’est entre autre pour cette raison que nous avons entrepris, pour la seconde phase de notre programme, de rendre disponible et interrogeable un corpus complémentaire aux registres qui est celui de la critique théâtrale dédiée à la programmation de la Comédie-Française dans la presse périodique7. Toujours dans le but de multiplier les points de vue sur le théâtre du passé afin de rester au plus près du vivant et donc d’une réalité plurielle – et peut-être en partie insaisissable –, plusieurs journaux sont en cours de transcription au format XML-TEI et des explorations mettant à contribution les avancées dans le domaine de l’apprentissage profond (deep learning) seront menées dans les prochains mois. Aussi, ces observations sur le répertoire nous apparaissent comme des invitations à aller plus loin et les premiers résultats issus de la base de données sur les feux et des recherches menées sur les acteurs et les actrices viennent, par exemple, rendre compte de leur présence essentielle lors par exemple des décisions de programmation, mais pas seulement : les comédiens et comédiennes sont au cœur des problématiques esthétiques, sociales et politiques qui marquent le théâtre des Lumières.
Le point focal du Projet RCF est la programmation du théâtre le plus ancien et le plus institutionnel de France. Cette institutionnalisation a permis de laisser de très nombreuses traces manuscrites et elle a fait couler beaucoup d’encre tout au long du XVIIIe siècle et au-delà. C’est à partir de ces traces que nous pensons, expérimentons, imaginons. Et au-delà de toute nécessité de production, nous souhaitons continuer à œuvrer à la construction d’un écosystème de recherche capable de s’adapter à la fragilité des archives et aux histoires qu’elles racontent, ou au contraire qu’elles passent sous silence, capable de s’adapter aussi à la fragilité des données du temps présent, aux interfaces qu’elles proposent, voire imposent, à ce qu’elles suscitent comme lecture, à ce qu’elles donnent à lire entre les lignes, mais aussi à ce qu’elles obstruent.
Les évènements qui ont précédé8 la création du volume Données, recettes & répertoire. La scène en ligne (1680-1793) ont été marqués par l’ambition d’inscrire notre travail collectif dans une perspective transdisciplinaire susceptible de décloisonner les manières de faire de la recherche sur l’histoire de la vie théâtrale dans la première modernité. Les méthodes et les parcours d’enquête actualisés par l’accessibilité aux archives et leur métamorphose en données ouvrent de nouvelles potentialités, les articles de ce volume en sont la preuve. Ainsi, la rencontre entre l’inactualité sensible des manuscrits et les technologies actuelles les plus innovantes apparaît bien comme une invitation à entreprendre des parcours de recherche inusités ou renouvelés.
Cet ouvrage numérique révèle un des enjeux phares du Projet RCF qui repose précisément sur l’idée que c’est à une vision émancipatrice de l’histoire du théâtre que nous œuvrons et au respect de l’hétérogénéité des approches. En outre, nous considérons que notre position exige de prendre la mesure de la responsabilité que nous avons face au virage technologique, tant à ses possibles, qu’à ses limites. Pour ce faire, nous multiplions les outils, les types de publications, les manières de produire des informations et finalement du savoir en restant toujours critiques et attentifs vis-à-vis du territoire que nous explorons et partageons.
L'image d’en-tête de cet article a été créée par Laetitia Gendre.
Translated by Josh Gray Cohen