Description
Translated by Josh Gray Cohen
Pour ses contemporains, Voltaire est avant toute chose un poète épique et dramatique. La Henriade, le Poème sur le désastre de Lisbonne, Zaïre, Mérope, Mahomet, L’Enfant prodigue, Nanine, voilà les œuvres qui, plus que toute autre, leur paraissaient valoir à leur auteur la gloire qui était la sienne, en Europe comme en Amérique. C’est à la poésie, aux grands genres qu’il voulait illustrer, à l’épopée, à la tragédie, à la comédie en vers que Voltaire lui-même espérait devoir un jour l’immortalité. C’est à l’occasion de la sixième représentation de son ultime tragédie, Irène, le 30 mars 1778, qu’il fut couronné dans la salle du Théâtre-Français. L’immense ovation qui le salua s’adressait au philosophe, au premier intellectuel, certes, mais avant tout au poète dramatique. Inutile de revenir sur le rôle de l’écriture dramatique et, surtout, sur celui de la tragédie dans la carrière des hommes de lettres du XVIIIe siècle. On renverra simplement à des travaux comme ceux de Gregory Brown sur Beaumarchais1. René Pomeau note que c’est précisément avec sa tragédie d’Œdipe que Voltaire invente son nom et qu’Arouet devient « Monsieur de Voltaire2 ». Le philosophe n’a jamais, à aucun moment de sa vie, cessé de composer pour la scène. C’est donc son théâtre qui ouvre la grande collection de ses œuvres complètes que nous connaissons sous le nom d’« édition encadrée ». À une époque où la réputation de Voltaire comme poète était déjà bien écornée, Louis Moland, dans son édition des œuvres complètes (parue entre 1877 et 1883), justifie précisément sa décision d’ouvrir la collection par les œuvres poétiques dramatiques par leur rôle essentiel dans la révélation de l’écrivain. Son intention était de le présenter « tel qu’il s’est montré à ses contemporains3 ». Avec Racine et Corneille, il occupa le premier rang, en France et au-delà, pendant plus d’un siècle. On est donc fondé à s’interroger aussi bien sur la formation de cette immense notoriété que sur sa disparition au XIXe siècle. De multiples enquêtes sont possibles pour tenter de cerner cette évolution mais je me bornerai, pour ma part, à proposer quelques réflexions sur ce qu’on peut appeler « le moment Voltaire », c’est-à-dire, non pas les créations successives de ses pièces au cours du siècle, mais l’apparition de son œuvre dramatique dans sa dimension d’œuvre – au sens d’un ensemble de créations perçues consciemment comme portant l’empreinte du génie de l’écrivain, d’œuvres promises à l’éternité classique – telle que les registres de la Comédie-Française nous permettent de la décrire.
Dès le XVIIIe siècle, au moment où, en 1760, les conflits se sont exacerbés autour des encyclopédistes, le Voltaire combattant commence à « balancer » le poète. Diderot écrit ainsi, dans le Neveu de Rameau :
Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C’est un sublime ouvrage que Mahomet ; j’aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas.4
La formule est révélatrice d’un contexte et de l’évolution de l’opinion en ce qui concerne l’œuvre de Voltaire écrivain. On commence à préférer le philosophe au dramaturge et l’auteur des contes en prose, du Siècle de Louis XIV, de l’Histoire de Charles XII ou du Dictionnaire philosophique au poète de La Henriade, de Nanine et de Zaïre. Pourtant, jusqu’au XIXe siècle, c’est bien le poète qu’on admire, presque à l’égal de Racine.
La présence de Voltaire dans le répertoire du Théâtre-Français, pour l’étude de laquelle le Projet des Registres de la Comédie-Française (RCF) constitue un instrument d’investigation formidable, peut nous donner quelques éléments de réflexion. Bien entendu, les chiffres doivent être rapportés à la durée couverte par la base de données. La présence de Voltaire pendant la Révolution ne peut être cernée complètement : la base de données ne dépasse pas 1793 et dès 1791 on le joue sur d’autres scènes aussi, notamment au Théâtre-Français de la rue de Richelieu, puis au Théâtre de la République. D’autre part, les périodes du Consulat et de l’Empire, et même de la Restauration, appartiennent à bien des égards au même « bloc ». Nous ne travaillerons donc que sur le cadre donné actuellement par la base de données RCF, celui du XVIIIe siècle. Enfin, la présence des pièces du philosophe dans les secondes pièces jouées au cours des soirées du Théâtre-Français n’est pas négligeable. Certes, comme on joue le plus souvent des « petites pièces » à la suite des grandes et comme Voltaire est plutôt l’auteur de « grandes pièces », il est moins présent que d’autres auteurs en seconde partie de soirée. Il est du reste difficile de savoir quel était le pouvoir d’attraction de la comédie jouée en seconde partie de soirée sur les spectateurs ; cependant on notera qu’une pièce comme Nanine est bien plus souvent donnée (144 représentations) comme petite pièce qu’en première partie de soirée (51 représentations). Certaines soirées, peu nombreuses, sont en outre atypiques : la première pièce est alors un « lever de rideau » ou une création comique et on joue dans ce cas une tragédie de Voltaire en seconde partie de soirée.
Précisons d’abord quelques données d’après la base de données RCF.
Le théâtre de Voltaire a connu 2433 représentations, en tout, comme « première » (ou « grande ») pièce de la soirée5 [Fig. 1]. Il se situe juste derrière Molière, Corneille et Racine, et juste avant Regnard et Thomas Corneille, dont la carrière a, bien entendu, débuté bien avant celle de Voltaire. Ce décalage implique évidemment des choix de périodes plus serrées. Les créations de Voltaire s’échelonnent sur soixante ans, il faut donc considérer avec précaution tous les chiffres qui correspondent à des totalisations. Entre 1718 et 1793, on compte 187 représentations d’Œdipe pour 236 d’Alzire et 167 de Tancrède. Mais Alzire paraît en 1736 et Tancrède n’est créée qu’en 1760 : il faut donc relativiser les données comparatives tout en notant qu’Œdipe figure régulièrement au répertoire jusqu’en mars 1792. Il est plus pertinent de comparer entre elles, par exemple, des périodes de durée équivalente qui suivent la création de la pièce ou des saisons de « remises », reprises consécutives et non régulières mais ponctuelles. Alzire connait 216 reprises entre 1737 et 1793 et, pour la même période, Rodogune, la pièce la plus jouée de Corneille, 15 et Phèdre 218. À la 24e place des pièces les plus jouées dans l’absolu, on trouve L’Enfant prodigue avec 292 représentations : c’est évidemment surprenant quand on considère la réputation de cette comédie qu’on s’est plu à classer au nombre des « comédies larmoyantes » depuis le XIXe siècle. On notera donc simplement que, pendant la période productive de Voltaire, le nombre de représentations de ses grands succès est comparable à celui des représentations de Racine ou de Corneille, bien que les pièces de Molière soient plus jouées [Fig. 2].
Voltaire domine en 1732-33, puis est à la seconde place en 1736-37. Il domine en 1751-52, 1754-55, 1756-57, 1758-59, 1759-60, 1762-63, 1763-64, de 1764-65 (à quasi-égalité avec Molière) jusqu’en 1767-68, puis à nouveau en 1770-71. Cette domination est quasi ininterrompue jusqu’à la fin des registres, avec une notable exception, en 1784-85, où Le Mariage de Figaro s’impose pendant toute la saison avec 75 représentations, contre 41 à Voltaire et 30 à Molière. Sa présence, à partir de 1755-1760 et surtout dans la décennie 1760-1770, est donc écrasante, parfois entre le quart et le tiers des représentations des saisons.
On va donc observer les premières saisons de cette décennie 1760-1770, afin de comprendre le fonctionnement du répertoire voltairien. Les années de création de ses œuvres sont, sans surprise, celles où il est le plus joué dans la première moitié du siècle, mais peu à peu, à partir des années 1750, les œuvres de répertoire, reprises, provoquent des effets d’accumulation.
Ainsi la saison 1760-61 est-elle une saison très riche puisqu’il y a deux créations, celle de Le Café ou l’Écossaise avec 21 représentations et celle de Tancrède avec 15 représentations [Fig. 3]. À cela s’ajoutent 35 représentations de répertoire, reprises ou remises : Le Fanatisme (6), L’Enfant prodigue (5), L’Orphelin de la Chine (5), Zaïre (5), Alzire (4), Sémiramis (4), Amélie (3), Mérope (2) et Nanine (1). La répartition entre créations et reprises est égale.
Dans la saison suivante 1761-62, une seule création nouvelle, une comédie, L’Écueil du sage ou le Droit du seigneur, est donnée le 20 janvier 1762, avec un succès moyen : 8 représentations. Le Café ou l’Écossaise n’est plus programmé que 5 fois [Fig. 4]. Et pourtant, c’est la saison où Voltaire est joué le plus souvent, avec 77 représentations sur 282. Il y a sans doute un effet d’entraînement provoqué par le succès de Tancrède (14 représentations), qui continue sur la lancée de la saison précédente. Mais on ne joue pas moins de seize pièces du philosophe au cours de cette saison, où l’on joue 37 auteurs différents. On joue donc Voltaire…
Quelles sont ces seize pièces ? Tancrède, Oreste, Zulime, Le Droit du seigneur, Sémiramis, Le Café ou l’Écossaise, L’Enfant prodigue, Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète, Œdipe, Brutus, Mérope, L’Orphelin de la Chine, Alzire ou les Américains, Rome sauvée ou Catilina, Zaïre et Amélie ou le duc de Foix. Parmi ces pièces de la saison 1761-62 se trouvent toutes celles dont le nombre de représentations dépasse la centaine pour l’ensemble de la période couverte par notre base de données, et qui forment donc, en quelque sorte, le canon voltairien, établi, pour l’essentiel, dès 1759-60. Le chiffre d’une centaine de représentations pour déterminer ce canon n’est pas arbitraire. On observe en effet qu’il y a un seuil fort net qui sépare Brutus (106 représentations) de Hérode et Mariamne (58 représentations). Le canon s’établit donc ainsi : Tancrède, Sémiramis, Le Café ou l’Écossaise, L’Enfant prodigue, Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète, Œdipe, Brutus, Mérope, L’Orphelin de la Chine, Alzire ou les Américains et Zaïre. Amélie ou le duc de Foix constitue un cas particulier, dans la mesure où cette tragédie est une des versions d’Adélaïde du Guesclin, qui appartient bien au canon, et qui apparaît sous ce titre en 1761-62. Nanine constitue un autre cas intéressant. Créée en 1749, elle n’est jouée que 51 fois comme première pièce mais a, dès 1754, une magnifique carrière comme seconde ou « petite » pièce, avec 144 représentations. L’existence d’un seuil canonique, évoqué ci-dessus, a donc aussi une signification pour la « petite pièce » et Nanine doit être intégrée au canon. On considèrera donc que celui-ci est établi en 1760, qu’il s’est constitué progressivement, nettement au cours des années 1750, et que les quinze pièces, présentes dans le répertoire et jouées moins de cent fois, ne lui appartiennent pas : Oreste, La Mort de César, Amélie, Rome sauvée, Zulime, Olympie, Eriphile, Les Scythes, Artémire, Le Droit du seigneur, Irène, Agathocle, Sophonisbe et Le Triumvirat. Je rappelle qu’il s’agit d’un canon du point de vue de la performance théâtrale et de l’institution qu’est la Comédie-Française. On pourrait en discuter la définition en comparant la liste ainsi établie avec celle qui classerait les éditions et rééditions ou la fortune critique des pièces. Il n’est pas impossible qu’un semblable examen n’aboutît, par exemple, à une réévaluation de La Mort de César, dont le format, celui d’une tragédie de collège, était moins bien adapté aux usages de la Comédie-Française et aux habitudes de son public, mais dont la signification littéraire est importante. Adaptation des premiers actes du Julius Caesar de Shakespeare, que Voltaire avait découvert en Angleterre, cette tragédie constitue une étape capitale dans la réflexion, puis l’implantation en France du modèle shakespearien. Elle est en outre présente dans le Voltaire scolaire du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Je la trouve, par exemple, dans l’anthologie Garnier et dans celle de Firmin Didot6, étudiées au lycée Bartholdi de Colmar par mon père après la première guerre mondiale et par mon grand-oncle à l’époque de l’occupation allemande.
Comment le répertoire voltairien s’est-il constitué ? D’abord sur la base de succès incontestables au moment de la création des pièces. Mais tous les succès de Voltaire ne se confirment pas nécessairement et ne se traduisent pas toujours par une présence durable au répertoire. On en aurait un exemple avec Hérode et Mariamne. Cette tragédie est créée dans la saison 1725-26, avec suffisamment de succès pour connaître 28 représentations, puis elle se fait rare. On ne lui connaît pas de véritable retour, malgré une présence régulière et 58 représentations en tout. La carrière de la pièce s’arrête en 1764. D’autre part, Voltaire a connu ce qu’on pourrait appeler des succès à double détente : Sémiramis a connu 21 représentations dans la saison 1748-49, puis 18 en 1756-57, succès relancé par les débats sur la mise en scène. Le succès de Brutus en 1790-91, pièce qui n’avait jamais disparu durablement de la scène, tient à des raisons évidemment directement politiques, au moment du transfert des cendres de Voltaire au Panthéon, avec 15 représentations, autant qu’à la création. Des tragédies comme Alzire, Zaïre ou Mérope ont une présence continue et régulière pendant tout le siècle. Si l’on observe maintenant la répartition par genre des pièces de Voltaire, sur toute la durée du siècle, on notera que les trois quarts des représentations concernent des tragédies (1951 contre 482 pour la comédie). Quatre comédies seulement figurent au répertoire mais L’Enfant prodigue, avec 292 représentations, figure tout de suite après les pièces de Molière, de Regnard, de Corneille, de Baron et L’Esprit follet de Hauteroche, dont la carrière était partie plus tôt. On peut ainsi confirmer aisément la démonstration de Jean-Pierre Perchellet ou celle de Maurizio Melai7 : non seulement la tragédie n’est pas morte avec Racine mais elle est assez vivante pour attirer le public et c’est à Voltaire qu’elle doit ses plus beaux succès au XVIIIe siècle. Le succès commercial confirme cette remarque. En 1760-61, 18 représentations de comédies rapportent plus de 2000 livres de recettes alors qu’on compte 36 tragédies qui dépassent cette recette, dont 24 pour Voltaire. En 1761-62, on trouve 8 soirées de comédies pour 34 de tragédies, dont 20 pour le seul Voltaire. Le redressement des comptes de la Comédie-Française qui s’amorce au début des années 1760, noté par Thomas Luckett dans sa contribution à ce volume, n’est sans doute pas sans lien avec le succès de Voltaire.
Un cas intéressant est celui d’Adélaïde du Guesclin qui n’est jamais jouée entre 1734 et 17658. Voltaire était en effet mécontent de son œuvre. Elle n’avait pas disparu cependant. Entre 1753 et 1762, on joue Amélie ou le duc de Foix qui est issue de remaniements de cette tragédie, puis on revient au titre sinon à l’œuvre initiale, Adélaïde du Guesclin. Quel est le sens des métamorphoses de cette tragédie ? Au moment où il la composa, Voltaire voulait donner un rôle à Adrienne Lecouvreur, mais celle-ci mourut en 1730 avant l’achèvement de l’œuvre. À la première, en 1734, le rôle d’Adélaïde, promis un temps à Mademoiselle Dufresne, fut créé par Mademoiselle Gaussin. Ce fut un échec mais dès la seconde représentation, un succès. Voltaire ne s’en satisfit point et la retira. Cette tragédie ne fut publiée, après modifications, qu’en 1765 du fait, semble-t-il, qu’il n’y avait pas eu de reprise. On ne connaît qu’imparfaitement la première version, par un manuscrit partiel de Lekain. Il n’y a cependant pas moins de vingt et un manuscrits, qui attestent tous de tentatives pour reprendre ce texte. On a plusieurs remaniements intermédiaires (Alamire, Le Duc d’Alençon ou Les Frères ennemis) dont un fut destiné à la cour de Prusse. Enfin ce fut Amélie ou le duc de Foix, créée en août 1752 avec un grand succès (15 représentations pour un total de 27). Le choix du prénom d’« Adélaïde » faisait allusion à Madame Adélaïde, fille de Louis XV, née en 1732, et celui d’« Amélie » était un hommage à la princesse Amélie de Prusse, la plus jeune des sœurs de Frédéric II, qui avait tenu le rôle de Zaïre à Potsdam en janvier 17519. Enfin, en 1765-66, sur les instances de Lekain, on représente une nouvelle version de la pièce primitive, Adélaïde du Guesclin, qui, elle, appartiendra désormais sous ce titre au canon voltairien et au répertoire de la Comédie-Française. Elle est reprise jusqu’en 1792. Le titre Adélaïde du Guesclin désigne donc une tragédie sous deux formes différentes10, portant à la scène des périodes historiques différentes.
Les avatars multiples de cette tragédie révèlent un certain nombre de fonctionnements proprement politiques dans la construction de ce qu’on peut appeler le répertoire voltairien. Au moment de la saison 1734-35, Voltaire place sa tragédie dans le sillage de la mode néo-médiévale de Zaïre, créée en 1732. Il ne se soucie pas alors de faire œuvre historique, ni d’entraîner le spectateur dans une réflexion sur la tolérance religieuse comme il l’avait fait avec Zaïre, mais seulement de « ressusciter » à nouveau le monde de la France médiévale, les héros chevaleresques, dont les descendants étaient dans la salle. Comme dans Zaïre, il veut imiter Shakespeare, qui mettait sur la scène des événements de l’histoire anglaise et créer un nouvel horizon tragique. Mais le projet esthétique est aussi un projet courtisan. Il veut flatter la monarchie Bourbon et a dessein de faire sa cour. Le choix du premier titre mais surtout les événements entourant la prise de Cambrai, racontés dans la pièce, permettaient à la fois l’exaltation de vertus chevaleresques et de la fidélité au roi. C’était une célébration de la monarchie française.
Cependant, l’auteur ne rencontra pas un plein succès, auprès de ceux-là même qu’il voulait flatter, et il fut lui-même gêné par des critiques qui lui laissaient penser qu’il n’avait pas été exactement compris. Il n’avait pas obtenu, au moment de la création, les mêmes louanges qu’avec Zaïre. D’autre part, un certain nombre d’effets spectaculaires – coup de canon, apparition de Nemours le bras bandé – n’étaient pas encore admissibles par le public des « hommes de goût » en 1734. En 1733, il en donna une lecture en privé et il eut un succès de larmes. Mais à la création publique, Adélaïde fut sifflée, comme le décrit l’auteur en 1772 :
Elle fut sifflée dès le premier acte. Les sifflets redoublèrent au second quand on vit arriver le duc de Nemours blessé, et le bras en écharpe. Ce fut bien pis lorsqu’on entendit au cinquième le signal que le duc de Vendôme avait ordonné ; et lorsqu’à la fin le duc de Vendôme disait “Es-tu content Coucy ?” plusieurs bons plaisants crièrent couci-couci.11
Le parterre redemanda en vain la pièce. Voltaire fut échaudé. La pièce eut cependant une carrière immédiate (11 représentations) et ne tomba pas.
Les projets courtisans de Voltaire vont alors se frayer d’autres chemins, en dehors de la Comédie-Française. En 1745, Voltaire embouche les trompettes de la renommée pour le grand cycle festif qui suit le rétablissement du roi à Metz, la victoire de Fontenoy et le mariage du Dauphin : il écrit le Poème de la victoire de Fontenoy qui ressuscite la tradition de l’épinicion. Il ne donne aucune pièce nouvelle à la Comédie-Française mais on note simplement 26 représentations de reprises et, surtout, c’est le moment des collaborations avec Rameau pour Les Fêtes de Ramire, La Princesse de Navarre et Le Temple de la Gloire. Les opéras sont représentés à Versailles, dans une salle d’apparat aménagée dans les écuries. Le 23 février et le 3 mars on crée la Princesse de Navarre, le 1er mars, c’est la reprise de Thésée (Quinault et Lully), le 10, la reprise de Zaïde reine de Grenade, tragédie lyrique de La Mare, avec une musique de Royer, et le 27 novembre, Le Temple de la Gloire. Mais on joue aussi Mérope le 17 mars à Versailles. Bref, le cycle encomiastique de 1745 a lieu, comme c’est normal, à la cour ou à l’Académie royale de musique.
En 1752, Adélaïde ressurgit sous son autre forme, Amélie ou le duc de Foix, qui dut son succès à Lekain et à Mademoiselle Gaussin. En dépit des performances des acteurs, la pièce était fort affaiblie par rapport à la première mouture, de l’aveu de Voltaire lui-même12, et se déroulait au VIIIe siècle. Transportées de Prusse en France, les allusions courtisanes elles-mêmes devenaient imperceptibles et disparaissaient derrière le romanesque. Sans doute certains spectateurs connaissaient-ils la vie sentimentale de la princesse, séparée par la politique de l’homme qu’elle aimait, le baron de Trenck, mais on n’en sait rien avec certitude... La pièce eut donc une carrière modeste d’une dizaine de saisons. En 1765, Adélaïde revient. Mais là, quelque chose d’essentiel a changé. On est dans le contexte des défaites françaises de la guerre de sept ans. Le Siège de Calais de Pierre-Laurent de Belloy a été créé le 13 février 1765 (10 représentations, 96 en tout jusqu’à une dernière en 1791). La reprise d’Adélaïde le 9 novembre 1765 exploite et détourne le succès du Siège de Calais. La coloration à la fois monarchique et patriotique de la référence à la guerre de cent ans prend un sens nouveau dans l’affrontement entre la France et l’Angleterre, implicitement placée dans son rôle mythologique d’ennemi héréditaire. L’actualité politise donc le répertoire. Voltaire est à Ferney et se laisse convaincre par Lekain de reprendre Adélaïde plutôt que la pâlichonne Amélie. Adélaïde, qui intègre désormais des réécritures significatives d’Amélie ou le duc de Foix, est ainsi sauvée de son enlisement encomiastique et s’installe dans le répertoire.
J’aimerais maintenant avancer quelques idées. On peut observer que la forte présence de Voltaire au répertoire, si elle doit beaucoup au succès rencontré au moment des créations, est postérieure à la plupart des créations marquantes du poète. Ses grandes œuvres sont presque toutes écrites entre 1718 (Œdipe) et 1760 (Tancrède), leur entrée au répertoire est progressive mais leur « installation » est postérieure à 1760. Certes, des œuvres nouvelles du poète, souvent très intéressantes ou novatrices, comme Les Guèbres et Les Scythes, surgissent encore de temps en temps après cette date mais elles n’ont pas un accueil comparable à celui des pièces antérieures à 1760 et, si elles coexistent avec les œuvres de répertoire, elles n’y entrent pas. Le triomphe du philosophe, à l’occasion d’Irène, célébré par les gravures et connu dans toute l’Europe, contraste avec le nombre très faible de représentations, 7 en tout et pour tout. Le répertoire fonctionne bien comme un canon. Et ce canon, constitué pour le demi-siècle suivant, inscrit les œuvres antérieures à 1762. Il y aurait de quoi conforter l’idée de Mara Fazio qui constate que la création dramatique de Voltaire a faibli dès son installation à Ferney en 1759, c’est-à-dire dès que son éloignement de la scène parisienne est devenu définitif13. Le théâtre de société à Ferney ne pouvait se substituer à la confrontation directe avec le public.
Mais on ne peut se contenter de cette observation. En effet, il faudrait alors réfléchir aux raisons qui expliquent la différence entre Voltaire et les autres auteurs du canon pendant la décennie qui nous intéresse. Au cours de quatre saisons (entre 1759 et 1762, puis en 1766-67) la domination de Voltaire est totale. Pour les autres saisons il fait jeu égal avec le seul Molière. Le cas de Voltaire fait apparaître une chose : on joue un auteur. C’est Voltaire qui entre au répertoire et domine, non pas telle ou telle pièce. Le nombre de ses œuvres représentées le démontre, ainsi que les recettes très élevées pendant cette décennie, qui attestent de leur succès public. Le répertoire doit donc être vu, non comme une sorte de patrimonialisation glorieuse mais poussiéreuse, mais comme une affirmation militante, comme la réalisation d’un moment historique. Molière, Regnard, Racine et Corneille ont une présence « patrimoniale » mais avec Voltaire, quelque chose de différent se joue. La sortie progressive de Voltaire de ce répertoire, au XIXe siècle, sous les coups de boutoir des romantiques, donne à cette idée une confirmation négative en quelque sorte. Car, si le romantisme relit les Lumières pour les faire aussi siennes, il n’en est pas moins exact que sa naissance française s’effectue dans le refus de Voltaire et de tout ce qu’il représente. On rejette l’académisme mais aussi une idéologie, celle des Lumières. Les chiffres révèlent une histoire et on touche là au sens philosophique et politique du théâtre de Voltaire. Il me semble que ce n’est pas une question de « mode » ni simplement d’« actualité » mais, si on veut bien m’accorder cette expression, de moment, à la fois comme emploi métaphorisé du moment chez Hegel, comme dynamique et comme période historique. Un ensemble de forces agissent simultanément et déterminent un mouvement historique. Leur inscription dans le temps appartient alors à l’histoire. Le théâtre de Voltaire appartient à ce temps historique des années 1760-1770 où toutes les forces sont en phase et entrent en lutte contre un ordre politique et social qui est aussi bien celui des représentations qui l’incarnent et agissent avec lui et contre lui. Si les décennies précédentes ont vu les Lumières s’imposer progressivement en France et en Europe, la période qui va de 1757 à 1770 est celle de la crise et des affrontements. L’immense réputation de Voltaire, celle du poète, celle du philosophe, celle de l’homme d’action, est une force décisive dans l’affrontement public qui oppose ceux qui assassinent le chevalier de la Barre, Calas, Sirven, Rochette et qui tentent de faire obstacle à l’Encyclopédie à celui qui disperse la Bible au vent d’un dictionnaire, rit et s’indigne et qui, vaille que vaille, donne à son époque une poésie tragique.
La Comédie-Française prend ainsi sa part du grand conflit philosophique de 1760. Depuis 1757 et Le Fils naturel, la question du théâtre est au cœur des grandes manœuvres idéologiques. En 1758, Palissot, de concert avec Fréron, avait mené une première offensive antiphilosophique contre Diderot avec les Petites lettres sur de grands philosophes. Cette même année éclate l’affaire de l’article « Genève » et la Lettre à d’Alembert. Aux yeux de leurs adversaires, le moment paraît venu de faire éclater le front des philosophes incarné par le groupe des auteurs de l’Encyclopédie. Les coups sont rudes. D’Alembert prend du champ, Rousseau rompt et il ne s’agit plus que de séparer Voltaire des encyclopédistes. La comédie satirique de Palissot vient à point nommé. Choiseul l’appuie et elle a 13 représentations. Dans cette pièce, non seulement Voltaire est épargné mais il est en quelque sorte annexé au camp des adversaires de l’Encyclopédie puisque la représentation de Rousseau à quatre pattes fait allusion directe à la célèbre lettre de Voltaire, après le Discours sur les sciences et les arts. Or Voltaire ne veut pas se prêter à cette manœuvre. La Comédie-Française va lui offrir un champ de bataille magnifique. Sur les instances de Lekain, le philosophe accepte que soit joué Le Café ou l’Écossaise, une pièce qui n’était pas d’abord destinée à la représentation mais relevait de ce pseudo-théâtre satirique, destiné à la lecture, auquel nous devons aussi Saül (1763) ou Socrate (1759). Il refuse de remanier Socrate mais le fait pour Le Café. Cette pièce de pseudo-théâtre décochait pourtant quelques traits fins contre Diderot : car le traitement du drame par Voltaire n’est pas exempt d’humour ; il fait une allusion ouverte à Goldoni, que Diderot était accusé d’avoir plagié avec Le Fils naturel, mais Le Café, qui attaquait frontalement Fréron, se prête alors à une stratégie différente. La pièce affiche sa solidarité avec les encyclopédistes et l’humour discrètement parodique laisse place à un hommage au genre de Diderot. Le Café devient un quasi-drame bourgeois et est encore lu ainsi par la plupart des critiques. On sait le bruit énorme que fit la création de la pièce le 26 juillet 1760. Fréron était présent et faisait bonne figure en encaissant les attaques. Le Café entraine aussi à sa suite le succès de Diderot, dont Le Père de famille est créé quelques mois plus tard, le 18 février 1761, pour 7 représentations seulement. Mais l’installation de ce drame de Diderot au répertoire (120 représentations) démontre que, contrairement à ce qui s’est raconté partout et se raconte encore obstinément, cette pièce a connu un succès considérable, à Paris même, comme en province. Si la Comédie-Française a joué Les Philosophes, c’était sous l’influence de Choiseul et aussi parce qu’un scandale de ce genre attire du public. Mais l’affirmation du répertoire des Lumières, et principalement celui de Voltaire, vient balancer de façon claire cette concession « officielle » aux intérêts du pouvoir politique et rend manifeste la présence éclatante du théâtre dans le grand combat intellectuel des Lumières au mitan du siècle. En janvier 1759 le philosophe publie Candide ; en 1762 il diffuse le Sermon des cinquante et l’Extrait de Meslier ; en 1762 commence l’affaire Calas ; en 1763 c’est le Traité sur la Tolérance, et en 1764, la première édition du Dictionnaire philosophique portatif. Ce contexte formidablement polémique n’est pas dissociable de l’affirmation théâtrale de Voltaire.
Mais le polygone causal est loin d’être complet. Tous les astres sont alignés. Voltaire avait tout de suite compris le génie de Lekain et était intervenu en 1750 pour que le jeune comédien entre à la Comédie-Française. C’est fait en 1751 et il devient sociétaire en 1752. C’est un artiste magnifique et, pour le poète, un allié puissant. Car, dès ses débuts, celui-ci s’est fait une spécialité des grands rôles voltairiens. Il crée en 1752 le rôle de Catilina dans Rome sauvée. Il joue dans Le Café, Olympie, Le Triumvirat, Les Scythes et Les Lois de Minos. En 1755, il avait fait le voyage de Genève et s’était fait expliquer par l’auteur le rôle de Gengis Khan dans L’Orphelin de la Chine. En 1760, il crée Tancrède avec Mlle Clairon, autre interprète de génie. À cet égard, la création de cette tragédie constitue un maillon essentiel. On sait les difficultés qu’avait rencontrées dix ans auparavant la tragédie « spectaculaire » de Sémiramis, gênée par la présence de spectateurs à l’intérieur du décor. Voltaire attachait une grande importance au décor romain de Brutus, à l’exotisme de L’Orphelin de la Chine ou d’Alzire. Tancrède offre aux souvenirs épiques du Tasse un décor « troubadour » spécifique. Voltaire jubile lorsqu’il obtient enfin cette dimension spectaculaire : « Que je fus aise quand j’appris que le théâtre était purgé de blanc-poudrés, coiffés au rhinocéros et à l’oiseau royal ! Je riais aux anges en tapissant la scène de boucliers et de gonfanons14. » Il met cependant en garde Mlle Clairon – autre alliée puissante – contre les excès décoratifs15. Dès 1761, Brunetti renouvelle, certes avec une certaine timidité encore, les décors destinés aux classiques16. Bref, le répertoire ne permet pas seulement une paresseuse réitération, il est aussi l’occasion d’une recréation théâtrale qui désormais « rencontre » le spectacle. Et c’est précisément dans le répertoire, les reprises, que le génie de Lekain s’affirme. Il « relaie » le philosophe de Ferney et c’est à leur double influence qu’on doit, en 1759, l’éviction de la scène des petits maîtres et la libération du plateau scénique, désormais offert tout entier au jeu dramatique. Le répertoire voltairien est ainsi redécouvert, avec de grands acteurs et dans un système visuel nouveau. Les années 1760 permettent de découvrir dans toute sa force d’innovation ce théâtre de Voltaire que les combats romantiques déclasseront définitivement. Ce « moment » est bien celui où l’œuvre dramatique du philosophe apparaît tout entier et manifeste puissamment son génie de poète dramatique.
L’éditeur de textes de théâtre trouve enfin dans ces observations de quoi remettre en cause quelque peu la nouvelle religion théâtro-éditoriale qui sacralise le moment d’émergence d’une pièce, c’est-à-dire celui de la première représentation. L’exemple du répertoire voltairien démontre à l’évidence que le « moment Voltaire » est au moins autant celui de sa canonisation que celui de sa naissance. Le moment historique de Voltaire, c’est la décennie 1760 et, de ce fait, le choix de publier l’édition encadrée, qui est proche de ce moment et qui commence par une édition soignée et minutieuse du théâtre, trouve sa pleine justification. Cette édition, la dernière entièrement revue par l’auteur, traduit une conscience de l’œuvre voltairien et donne au théâtre un aboutissement éditorial. Elle met fin en un sens, en 1775, à ce « moment » que nous avons pensé dégager.
Translated by Josh Gray Cohen