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L’étrange carrière de Voltaire, le dramaturge le plus rentable du XVIIIᵉ siècle

Traduit de l’anglais par Émile Lévesque-Jalbert

Published onOct 07, 2020
L’étrange carrière de Voltaire, le dramaturge le plus rentable du XVIIIᵉ siècle
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Pour la plupart des lecteurs d’aujourd’hui, il semblera difficile à croire que Voltaire ait besoin d’être sauvé d’une postérité ingrate1. Selon Antoine Lilti, Voltaire était, de son vivant, la plus grande célébrité d’Europe2. Aristocrates, ambassadeurs, artistes, hommes et femmes de lettres se pressaient à son château de Ferney pour le rencontrer, ou simplement pour tenter d’apercevoir un génie en chair et en os3. À partir des années 1760, sa renommée atteignit un tel degré que divers produits à son effigie (portraits, silhouettes, petits bustes, gravures) furent mis en vente à l’attention de ses admirateurs4. Son retour triomphal à Paris en 1778 après trente ans d’absence plongea la capitale dans un état d’effervescence qui culmina lors de son couronnement à la Comédie-Française. Son influence persista bien après sa mort. C’est avec Voltaire en tête que fut conçu le projet d’établir un Panthéon où les « grands hommes » de la France seraient honorés par « la patrie reconnaissante » : en juillet 1791, il fut le premier homme de lettres à y être enterré, sur l’ordre de l’Assemblée nationale5. De nos jours, Voltaire demeure une figure clé du canon littéraire français et de l’imaginaire culturel national, et son œuvre continue de rencontrer un large lectorat.

Toutefois, force est de constater qu’au siècle dernier, l’œuvre dramatique de Voltaire fut frappée d’anathème. Certes, spécialistes, critiques et historiens s’accordent pour dire que Voltaire était l’auteur dramatique le plus célèbre du XVIIIe siècle, et l’un des plus prolifiques. À partir du succès remarquable de sa première tragédie Œdipe en 1718 jusqu’à son apothéose lors de la représentation d’Irène au printemps 1778, il occupa le premier rang du théâtre français. Remarquant que huit de ses pièces figurent parmi les plus grands succès de la Comédie-Française de la première moitié du XVIIIe siècle, Henri Lagrave conclut : « Ce n’est pas une surprise que Voltaire soit le grand homme de la Comédie-Française6. » Martine de Rougemont note elle aussi que Voltaire « domine et entraîne tous les poètes de son temps7 ». Et de conclure : « Voltaire est pour le XVIIIe siècle le grand carrefour de toutes les recherches théâtrales, le grand inspirateur de toutes les initiatives8. » Cependant, au cours du XIXe siècle la popularité du théâtre voltairien sombra, au point qu’à partir des années 1850 les représentations en devinrent rares9. Malgré quelques metteurs en scène qui ont récemment entrepris de remettre au goût du jour les pièces de Voltaire, parmi lesquelles L’Écossaise et Le Droit du seigneur, seulement deux ont été présentées à la Comédie-Française depuis le début du XXe siècle : Zaïre, en 1936, et L’Orphelin de la Chine, sorti de l’oubli en 1965 après un hiatus de 130 ans10. La troupe du Français et son public se sont de toute évidence détournés de Voltaire.

Du même coup, la réception critique de l’œuvre dramatique de Voltaire se fit sévère. Dès 1895, le critique Émile Faguet observe que « les tragédies de Voltaire ont été, depuis 1730 jusqu’en 1820 environ, considérées, même par les ennemis de Voltaire, comme ce qu’il avait fait de plus beau, et, depuis 1820 jusqu’à nos jours, presque comme ce qu’il a fait de plus négligeable11 ». Aujourd’hui, c’est au détriment de Voltaire que ses pièces sont comparées implicitement ou explicitement à celles de Racine et de Corneille. Jay Caplan remarque que « les tentatives de Voltaire, souvent mélodramatiques, de produire une tragédie […] témoignent implicitement du déclin de ce genre12 » [« Voltaire’s often melodramatic attempts at tragedy […] bore implicit witness to the decline of the genre »]. D’autres critiques vont plus loin. Dans son essai The Death of Tragedy, George Steiner se moque des œuvres de Voltaire, les qualifiant de « pièces froides, ampoulées, dans lesquelles les formes et les règles classiques sont respectées avec une pédanterie servile13 » [« cold, declamatory pieces in which the forms and rules of neo-classicism were observed with servile pedantry »]. Un chercheur estime même que le théâtre de Voltaire est, à l’exception de Zaïre, irreprésentable14.

Dès lors, pour les spécialistes comme pour le public, Voltaire le dramaturge vit désormais dans l’ombre de Voltaire le philosophe, Voltaire l’essayiste et Voltaire le défenseur des droits de l’homme. Aujourd’hui, Candide et les Lettres philosophiques comptent parmi ses œuvres les plus connues. Mais ses pièces ne font plus partie du canon littéraire15. Les spécialistes n’échappent pas au changement de goût et au recadrage de l’image de Voltaire qui ont fait valoir d’autres aspects de son œuvre. Récemment, dans The Cambridge Companion to Voltaire, par exemple, la carrière théâtrale de Voltaire est quasi éclipsée par sa virtuosité dans les autres genres16. De même, l’essai biographique de Geoffrey Turnovsky fait mention du premier succès d’Œdipe, mais passe sous silence sa production dramatique. « Qui était le public de Voltaire ? » demande G. Turnovsky, avant de répondre : « un public formé par ses écrits, que ce soit ses lettres, ses satires, ses poèmes, ses histoires, ses récits ou ses pamphlets17 » [« Who constitued Voltaire’s public? […] a public formed by his writing, whether his letters, satires, poems, histories, stories or pamphlets »]. L’absence de son théâtre dans cette liste – c’est-à-dire de ce qui fit en partie sa singulière popularité en France et à l’étranger – soulève d’intéressantes questions quant à l’héritage de Voltaire et la manière dont la mémoire de l’homme et de son œuvre a été construite.

Comment expliquer l’étrange carrière du dramaturge le plus populaire de son temps, dont l’œuvre qui marqua une époque entière n’est pourtant presque jamais jouée et rarement lue de nos jours ? Comment comprendre l’ascension fulgurante et le déclin tout aussi précipité de cette part de sa production qui joua un rôle crucial dans sa réputation littéraire ? De plus, comment réconcilier la capacité qu’avait Voltaire d’attirer les foules à la Comédie-Française et d’arracher des larmes au public du XVIIIe siècle avec l’idée très répandue voulant que son théâtre constitue un chapitre dans le « déclin » et la « mort » de la tragédie ?

Cet essai mobilise les nouvelles ressources des humanités numériques pour étudier les évolutions de la réception publique et critique du répertoire voltairien durant les XVIIIe et XIXe siècles. Cette approche permettra de mettre en lumière le contraste criant entre la réception avantageuse du répertoire de Voltaire par le public du XVIIIe siècle et la trajectoire peu glorieuse de sa « destinée théâtrale ». J’emprunte ce concept de « destinée théâtrale » [theatrical afterlife] à Mechele Leon, qui montre que la réputation d’auteurs nationaux comme Molière est par définition instable, redéfinie au fil du temps par les générations successives. Alors que la critique invoque des notions telles que celles de « génie » ou d’« intemporalité » pour expliquer la reconnaissance durable de certaines œuvres ou de certains auteurs à travers les siècles, la réalité, soutient Mechele Leon, est plus complexe. Selon elle, les réputations littéraires sont « faites, réévaluées, conservées, perdues et volées18 » [« made, reassessed, stored, lost, and stolen »]. En tant que « lieu de mémoire » contesté, l’histoire de Voltaire le dramaturge nous informe autant sur la politique culturelle française que sur les multiples facettes du Sage de Ferney19.

Afin d’explorer le paradoxe de la « destinée » instable de Voltaire, cet essai se divise en trois parties. La première s’appuie sur les données relatives aux recettes de la Comédie-Française pour faire apparaître l’attrait inégalé qu’exerça Voltaire au XVIIIe siècle en comparaison des autres dramaturges, morts ou vivants. La deuxième partie considère les raisons de ce succès commercial. La section finale rend compte de la variation des interprétations critiques de l’œuvre dramatique de Voltaire grâce à une analyse des histoires littéraires publiées entre la Révolution et 1840, date à laquelle le théâtre de Voltaire, à quelques exceptions près, disparaît complètement du répertoire actif de la Comédie-Française.

Pour comprendre le déclin de l’attrait du théâtre de Voltaire, les critiques proposent traditionnellement deux explications. La première est celle du triomphe du Romantisme après 1830. Cherchant à rompre avec ce qu’ils décrivent comme le carcan classique, Victor Hugo et les autres dramaturges romantiques conçoivent explicitement leur œuvre contre celle de Voltaire, qui constitue alors l’écrivain de référence dans l’ordre des valeurs culturelles20. Par leur rejet des unités de lieu et de temps, ils changent profondément la sensibilité esthétique, ouvrant la voie à un plus grand naturalisme sur la scène et établissant la primauté de l’imagination en art. Selon Marvin Carlson, le répertoire théâtral de Voltaire « se trouve résolument de l’autre côté de la ligne de partage créée dans la littérature occidentale par le romantisme21 » [« lies firmly on the other side of that great divide created in western literature by romanticism »] ; après cette rupture, l’œuvre de Voltaire ne touche plus de la même façon le public contemporain22. Une seconde explication situe les pièces tragiques de Voltaire dans l’évolution du genre de la tragédie, dont on estime qu’il aurait atteint son apogée au XVIIe siècle avec Racine et Pierre Corneille. Ces critiques évaluent l’œuvre de Voltaire et son influence dans le cadre d’une trajectoire qui va vers le déclin et la mort de la tragédie, souvent caractérisée comme « paralysée par les modèles du Grand Siècle23 » [« paralyzed by the models of the Grand Siècle »]. Au mieux, les innovations de Voltaire en matière de décors, de sujets traités, de construction des personnages et de recours au spectaculaire sont considérées comme le dernier souffle d’un genre en phase terminale ; au pire, elles sont accusées d’avoir accéléré la disparition de la tragédie24.

Cet essai contribue à ce débat de deux façons. En premier lieu, la programmation et les données financières montrent clairement que les spectateurs qui affluaient à la Comédie-Française les soirs de représentation des pièces de Voltaire ignoraient tout à fait que la tragédie était alors en pleine agonie… En fait, à partir des années 1730 et jusqu’à la Révolution, Voltaire remporte un succès commercial sans précédent, avec une série de triomphes qui inclut la pièce la plus populaire du siècle, Zaïre. Aucun autre dramaturge n’a rapporté plus d’argent que lui – pas même Molière25. Cet état de fait exige de reconsidérer la question de la réception aussi bien critique que publique de Voltaire, et invite à interroger d’un regard neuf la façon dont le goût dramatique et les pratiques du public étaient formés et cultivés.

En deuxième lieu, si l’on considère l’importance de Voltaire au XVIIIe siècle, la disgrâce critique dans laquelle il tomba ensuite n’en est que plus remarquable. Dans le sillage du travail de M. Leon, cet essai s’attache à montrer que l’évaluation de l’importance littéraire d’un auteur excède toujours les simples considérations esthétiques. Pour les critiques littéraires du XIXe siècle en butte à l’héritage complexe de la Révolution française, Voltaire apparaît comme un objet de controverse politique : hommes de lettres et universitaires peinent à réconcilier son statut reconnu de « grand homme » et de grand écrivain avec leur avis personnel sur un individu de plus en plus souvent dépeint comme responsable de la Révolution et de ses violentes campagnes de déchristianisation ; les ouvrages d’histoire littéraire à destination des enseignants, des écoliers et du grand public le présentent d’une manière parfois outrageante – « personne n’a mieux servi la cause du prince des ténèbres que Voltaire26 », peut-on lire dans l’un de ces textes. Assurément, le contexte politique de la Révolution et de la Post-Révolution joua, à notre avis, un rôle déterminant – et peu étudié – dans l’instabilité de l’héritage dramatique de Voltaire.

I. La réception de Voltaire par ses contemporains

Pour étudier la réception de l’œuvre de Voltaire, il est primordial de documenter l’étendue du succès qu’il rencontra de son vivant. Le Projet des Registres de la Comédie-Française (RCF) offre un éclairage nouveau sur les tendances du répertoire de la Troupe royale en donnant accès à des données exceptionnellement détaillées et complètes sur les quelques 34 000 spectacles donnés entre 1680 et 1793. Quand les chercheurs des générations précédentes étudièrent le répertoire de la troupe, ils comptèrent méticuleusement les représentations en utilisant soit les registres manuscrits originaux qui se trouvent dans les archives de la Comédie-Française soit leurs reproductions sur microfilms. Alexandre Joannidès décrit ainsi le temps consacré à ce travail :

Rien pour l’auteur n’était plus laborieux à achever, rien ne sera pour les lettrés plus utile à consulter que ce vaste répertoire où pas une œuvre, pas un à propos n’est oublié et qui a pris plusieurs années à celui dont la tâche est aujourd’hui achevée27.

La nouvelle base de données RCF permet au chercheur de formuler avec rapidité et précision un vaste nombre de requêtes depuis son ordinateur où qu’il soit dans le monde. Pour la première fois, cet outil croise les données concernant l’historique des représentations avec les recettes de la troupe et un ensemble d’autres variables, ce qui rend possible une analyse précise et nuancée de la popularité de chaque auteur à travers le temps. La base de données permet d’identifier et de comparer les pièces les plus rentables, fournissant des informations aussi bien utiles aux spécialistes du théâtre qu’aux spécialistes de l’histoire culturelle, sociale et intellectuelle.

C’est essentiellement en raison de contraintes méthodologiques que les études antérieures du répertoire de la Comédie-Française minimisent l’étendue de la popularité de Voltaire. Les plus connues, celles de Henri Lagrave et de Joannidès, recourent au nombre total de représentations d’une pièce pour mesurer le succès de celle-ci. (Lagrave utilise ce chiffre pour estimer le nombre de spectateurs.) C’est parce qu’ils excluent ainsi le facteur des revenus de la vente des billets qu’ils sous-évaluent la popularité du théâtre voltairien. Ce phénomène est amplifié par la structure même de ces études. Par exemple, dans son analyse du public parisien entre 1715 et 1750, Lagrave considère les répertoires des dramaturges du XVIIe et du XVIIIe siècle séparément. Le chapitre « Répertoire » de Lagrave aborde Molière, Racine et Corneille, et ne fait mention de Voltaire qu’en passant. Le théâtre de Voltaire est évoqué plus loin, dans une section dédiée aux différents succès de l’époque et où la carrière de Voltaire est comparée à celle de ses contemporains. De plus, l’étude de Lagrave couvre à peine la moitié de la carrière de Voltaire et s’arrête bien avant qu’elle n’atteigne son apogée28. À l’inverse, dans son ouvrage de référence, Joannidès recense le répertoire de la Comédie-Française auteur par auteur sur une période beaucoup plus longue, qui s’étend de 1680 à 190029. L’ouvrage se termine avec les décennies au cours desquelles le théâtre de Voltaire n’est plus joué régulièrement. Joannidès met en évidence que, sur ces 220 années, Voltaire occupe la position du cinquième dramaturge le plus souvent mis en scène à la Comédie-Française. Néanmoins, avec 3 950 représentations durant cette période, ses pièces s’avèrent relativement peu jouées par rapport aux 6 270 représentations de Racine, aux 5 262 de Jean-François Regnard et aux 4 717 de Pierre Corneille, tous demeurant loin derrière les 20 290 représentations de Molière30. Considéré comme le fondateur de la Comédie-Française et le « père » du théâtre français moderne, Molière constitue depuis longtemps le point de comparaison privilégié, ainsi que le confirment les études de Lagrave et de Joannidès qui, comme plusieurs autres avec elles, lui accordent une place de choix.

C’est sur ce point que la base de données RCF révèle des tendances inattendues. Si l’on compare directement l’histoire des représentations de Voltaire à celle de Racine et de Corneille, on constate que, pour la plus grande partie du XVIIIe siècle, Voltaire surpasse largement les dramaturges français les plus célèbres. En particulier, à partir des années 1740 et jusqu’à la fin des années 1780, Voltaire se situe constamment devant ces derniers, ainsi que devant d’autres auteurs populaires tels que Dancourt, Destouches, Marc-Antoine Legrand et Jean-François Regnard. Ce calcul prend en compte trois paramètres différents : le nombre de jours de représentation, la moyenne des recettes des soirées où les pièces sont jouées et les recettes totales de ces soirées31. Dès les années 1730, et ce malgré un répertoire plutôt restreint, Voltaire dépasse Corneille avec 170 jours de représentations contre 139 pour Corneille. Durant cette décennie, il se situe encore derrière Racine, qui accumule 254 jours. Avec les années prolifiques de 1740, Voltaire surpasse le nombre total de jours de représentation de Racine, et ce pour chaque décennie à venir ; il demeure plus fréquemment mis en scène que chacun de ces deux auteurs jusqu’au début de la Révolution [Fig. 1]. Si l’on considère les recettes de la vente des billets, la tendance est similaire [Fig. 2]. Dès les années 1730, les soirs où une pièce de Voltaire est représentée dépassent, en recettes moyennes et totales, ceux où figurent les œuvres de Racine et de Corneille. Les recettes des soirs affichant une pièce de Voltaire doublent durant la décennie de 1740 et triplent durant celle de 1760.

Figure 1. Nombre total de soirées affichant une pièce d’un auteur, par saison.

C’est lorsque l’on compare Voltaire à Molière que l’on prend la mesure de sa popularité. Même si Molière demeure en moyenne l’auteur dramatique le plus joué à la Comédie-Française au cours du XVIIIe siècle, Voltaire se situe juste derrière lui, en deuxième place. Durant les saisons 1760-61, 1761-62, 1773-74, 1774-75 et 1775-76, les pièces de Voltaire sont jouées un plus grand nombre de fois que celles de Molière32 [Fig. 1].

Figure 2. Recettes brutes pour les soirs de représentation, par auteur.

(Source : Projet RCF)

Pour ce qui est de la vente des billets, les données surprennent. Des années 1750 au début des années 1790, pour chaque décennie, les recettes totales des ventes de billets pour les soirs affichant Voltaire sont constamment plus élevées que pour ceux affichant des pièces de Molière – ou de tout autre auteur –, même si ce dernier (Molière) est joué plus souvent [Fig. 2]. Durant les années 1750, les spectateurs dépensent au total près de 80 000 livres de plus pour assister aux soirées de Voltaire que pour assister aux soirées de Molière : 688 538,50 livres contre 609 941,50 livres. Pendant les années 1760, alors que Voltaire est au sommet de sa popularité, l’écart est encore plus grand. Au cours de cette décennie, les soirs de Voltaire génèrent plus de 320 000 livres de plus que ceux de Molière : 927 978,75 livres contre 606 546,50 livres. (À titre de comparaison, le troisième auteur le plus rentable de cette décennie, Dancourt, génère moins de la moitié des ventes de Voltaire ; et après lui, Bernard Joseph Saurin rapporte environ le sixième des recettes de Voltaire33.) La domination de Voltaire, inébranlable malgré sa mort en 1778, continue durant la décennie de 1780 et dure jusqu’au début de la Révolution. Même le succès du Mariage de Figaro ne parvient pas à déloger Voltaire, dont les ventes durant cette décennie dépassent celles de Beaumarchais d’environ 30%34.

Cette popularité se révèle plus grande encore quand on circonscrit la recherche à la première pièce de la soirée. Même si on ne peut identifier avec certitude quelles pièces, quels interprètes ou quels autres facteurs attiraient un spectateur au théâtre, la première pièce constitue généralement l’attraction principale de la soirée, qui se composait communément d’une pièce plus longue en cinq actes suivie par une comédie plus courte. Quand une tragédie était à l’affiche, c’est presque toujours elle qui ouvrait la soirée. Si l’on prend seulement en compte la première pièce, la base de données RCF montre qu’à partir des années 1750, le répertoire de Voltaire occupe la tête d’affiche beaucoup plus souvent que celui de Molière, avec un total de 270 occurrences en plus à la fin de la saison 1792-93. En outre, pour les saisons de 1720 à 1793, les soirées où Voltaire est l’auteur de la première pièce rapportent, dans l’ensemble, deux fois plus de revenus que celles où c’est Molière35. En somme, Voltaire apparait comme le dramaturge le plus rentable de son époque. Au cours de sa carrière, entre 1718 et 1793, ses soirées engrangèrent plus de 4,48 millions de livres de recettes, un montant qui n’est égalé par aucun autre auteur36 [Fig. 3].

Figure 3. Recettes totales par auteur pour Voltaire, Molière, Racine et P. Corneille,

1718-1789.

Comment expliquer cela ? Voltaire n’est encore qu’un jeune homme quand il fait une brillante entrée sur la scène le 30 novembre 1718 avec sa tragédie Œdipe. En l’espace de deux ans, celle-ci cumule 42 représentations et devient rapidement la nouvelle tragédie la plus jouée de l’histoire de la Comédie-Française37. On admet souvent que cette fulgurante entrée assura à Voltaire sa réputation d’homme de lettres – ce qui est indéniable. Il n’en est pas moins vrai que Voltaire assura lui-même sa domination du champ dramatique grâce à des décennies de productions créatives, marquées par un engagement continu auprès des Comédiens du roi et du public en France et à l’étranger. Au cours de sa carrière, Voltaire présente un total de vingt-neuf pièces différentes sur la scène de la Comédie-Française, ce qui tient aisément la comparaison avec les vingt-six pièces de Molière, les dix-neuf de Corneille et les douze de Racine inscrites au répertoire de la troupe [Fig. 4].

Figure 4. Liste des pièces de Voltaire jouées à la Comédie-Française.

Source : Outil de découverte, Projet RCF. Les données peuvent être classées par recettes, par nombre de représentations ou par ordre alphabétique des titres.

Après Œdipe, Voltaire présente Artémire en 1720, Mariamne (plus tard réécrite sous le titre Hérode et Mariamne) en 1724 et L’Indiscret en 1725. Dans les années 1730 et 1740, sa production s’accélère. Les Comédiens du roi lancent Brutus en 1730, puis Ériphile et Zaïre en 1732. Ces pièces sont suivies par Adelaïde du Guesclin (1734), Alzire (1736) et L’Enfant prodigue (1736). Au cours de la décennie suivante, il présente Zulime (1740), Mahomet ou le Fanatisme (1741), Mérope (1743), La Mort de César (1743), Sémiramis (1748) et Nanine (1749). Pendant les années 1750, la Comédie-Française joue Oreste (1750), Amélie (1752), Rome sauvée (1752) et L’Orphelin de la Chine. Six autres pièces voient le jour dans les années 1760 : Tancrède (1760), Le Café ou L’Écossaise (1760), L’Écueil du sage ou Le Droit du seigneur (1762), Octave et le Jeune Pompée ou le Triumvirat (1764), Olympie (1764) et Les Scythes (1767). Les dernières œuvres de Voltaire furent Sophonisbe (1774), Irène (1778) et finalement Agathocle (1779), qui parut après sa mort38. Au cours des six décennies pendant lesquelles il écrit pour la scène, le prolifique Voltaire offre donc aux Comédiens du roi un répertoire large et varié de pièces nouvelles susceptibles d’attirer le public parisien.

Le fait que Voltaire reste au premier rang des auteurs tragiques sans aucun concurrent contemporain sérieux contribue à faire augmenter le nombre de ses représentations et le total de ses recettes39. En raison de la popularité croissante du genre tragique, les spectateurs étaient enclins à payer plus pour leurs billets. En moyenne, les recettes des soirs affichant une tragédie dépassent largement celles des soirs de comédie40. Cependant, la polyvalence de Voltaire le met dans une catégorie à part. Rares sont les auteurs à pouvoir passer d’un genre à l’autre de façon réussie et à cumuler les succès autant en comédie qu’en tragédie. La pièce de Voltaire la plus jouée sur la période considérée est une comédie, L’Enfant prodigue, qui atteint sa 292e représentation en 1793. Il remporte aussi des succès avec d’autres comédies : Nanie ou le Préjugé vaincu, représentée 195 fois, est jouée plus fréquemment que plusieurs de ses tragédies ; la Comédie-Française présente Le Café ou l’Écossaise 132 fois et Adélaïde du Guesclin 109 fois41.

Si Voltaire devient l’auteur tragique favori des Comédiens du roi, les raisons pour lesquelles il est si souvent programmé n’ont donc rien de secret : Voltaire rapporte de l’argent à la troupe, beaucoup d’argent. Il est certain que certaines pièces eurent plus de succès que d’autres. Même Voltaire produit son lot de fiascos. Six de ses pièces obtiennent moins de dix représentations avant d’être retirées définitivement et quatre autres sont présentées moins de vingt fois. Toutefois, treize de ses pièces cumulent plus de cent représentations42. De décennie en décennie, les succès se font plus réguliers, l’élévation des recettes allant de pair avec sa célébrité croissante. Œdipe, qui fait ses débuts au Français à la fin de 1718, devient le sixième plus gros revenu de la décennie 172043. Les années 1730 voient Zaïre atteindre la deuxième place en termes de recettes à l’entrée, et Alzire, la troisième. Dans la décennie suivante, c’est Mérope qui vend le plus de billets. Durant les années 1750, L’Orphelin de la Chine est la pièce la plus rentable avec des soirées rapportant plus de 103 000 livres. Zaïre occupe la quatrième place avec un peu plus de 98 000 livres par soir. Au sommet de sa gloire, dans les années 1760, Tancrède apparait en première place avec près de 160 000 livres de recettes. L’Écossaise ou le Café occupe la seconde place avec plus de 113 000 livres. Pendant cette décennie, le succès de Voltaire est soutenu par la popularité de Mérope et de Nanine, en huitième et neuvième place respectivement, avec des recettes d’environ 78 000 livres. Durant les années 1770, trois des pièces de Voltaire se classent parmi les plus lucratives : Tancrède figure en troisième place, Alzire en cinquième et Mahomet en sixième. Zaïre, selon ces paramètres, rapporte le plus gros revenu de la période 1700-178944.

Assez rapidement, la Comédie-Française en vient à se reposer sur Voltaire. Entre 1740 et 1790, les ventes pour les représentations de Voltaire constituent, selon la moyenne par décennie, entre 16% et 26% du revenu total de la vente des billets. Durant les saisons à succès comme 1760-61, 1761-62 et 1766-67, cet « effet Voltaire » fournit environ un tiers des recettes annuelles45 [Fig. 5].

Figure 5. Recettes des pièces de Voltaire et total des recettes de la Comédie-Française par saison,

décennie 1760.

II. Dévoiler le secret du succès de Voltaire

Les données fournies par le Projet RCF soulèvent la question suivante : comment expliquer le succès inégalé de Voltaire ? Cette question mériterait une analyse plus approfondie qu’il n’est possible de le faire dans le cadre de cet article. On peut toutefois noter que les études sur la carrière théâtrale de Voltaire menées par Marvin Carlson, Henry Carrington Lancaster et Jean-Jacques Olivier montrent que sa popularité se fonda sur la proximité et la fécondité de sa relation avec les Comédiens du roi ainsi que sur son effort constant pour susciter par tous les moyens possibles l’intérêt du public.

Pour tout auteur en quête de reconnaissance, voire de célébrité et de fortune dans le monde du théâtre du XVIIIe siècle, la première étape était de faire accepter ses pièces par la Comédie-Française. La seconde était de s’assurer qu’elles soient programmées, idéalement aussi souvent que possible. Les acteurs et actrices de la troupe choisissaient eux-mêmes leur répertoire. Connus pour leur opiniâtreté et la sévérité de leurs jugements, ils prenaient en compte non seulement le mérite littéraire d’une pièce, mais encore les intérêts financiers de la compagnie ainsi que, très souvent, l’avancement de leurs propres carrières46. Dès sa première tragédie, Voltaire prit l’opinion des acteurs et actrices au sérieux, se mettant à écrire pour eux, voire dans une certaine mesure avec eux. Auteur impatient, il était connu pour la rapidité avec laquelle il écrivait ses pièces dans des élans d’inspiration passionnée. Il pouvait rédiger toute une tragédie en cinq actes et en vers en quelques semaines et parfois même, dit-on, en quelques jours seulement. Après cette première ébauche, il continuait à modifier son texte – parfois de manière considérable – en dialogue avec ses plus proches lecteurs, les Comédiens du roi et son public. Voltaire adopta cette pratique lorsque le comité de lecture, qui avait d’abord rejeté Œdipe, l’accepta à la condition que la pièce soit considérablement remaniée (et après que deux des critiques les plus virulents, qui venaient de jouer des rôles importants dans l’Œdipe de Corneille, eurent quitté la troupe, l’un ayant pris sa retraite, l’autre étant mort). Quand la troupe émit des réserves sur Mérope, il écrivit à la comédienne Mlle Quinault pour lui assurer que la nouvelle version avait été « prodigieusement corrigée et limée47 ». Voltaire étant sensible à la réaction du public, il lui arrivait assez souvent de poursuivre la réécriture après le soir de première48. À partir du milieu des années 1750 jusque dans les années 1770, il invita les meilleurs tragédiens et meilleures tragédiennes de la troupe à lui rendre visite à sa résidence, Les Délices, et plus tard à Ferney, pour répéter et éprouver la pièce qu’il était en train de composer. De cette façon, il les invitait à prendre part au processus créatif. L’Orphelin de la Chine fournit un exemple de ce processus. Selon Jean-Jacques Olivier, Voltaire rédigea la pièce, demanda l’avis de ses lecteurs, la réécrivit, invita l’acteur Henri-Louis Lekain à la jouer, fit des corrections supplémentaires, puis fit parvenir cette troisième version à la troupe par son ami le comte d’Argental49.

La relation de Voltaire avec les figures de proue de la troupe s’étendit sur plusieurs décennies. Il se lia d’amitié avec Adrienne Lecouvreur dans les années 1720 et entretint une étroite collaboration avec Lekain et Mlle Clairon dans les années 1750 et 1760. On doit même à Voltaire d’avoir « découvert » Lekain : il assura sa formation avant ses débuts à la Comédie-Française et continua à jouer le rôle d’un mentor pour les années à venir. Pour les acteurs et actrices tragiques, Voltaire créait sans cesse des rôles qui mettaient en valeur leur talent. Autrement dit, il comprit que le succès populaire d’une pièce dépendait de ses interprètes. À la première de L’Orphelin de la Chine, il fit l’éloge du jeu de Clairon et avoua aux autres que « c’est Mlle Clairon qui établit tout le succès de la pièce50 ». Clairon et Lekain fondèrent leur réputation en jouant dans des tragédies de Voltaire comme L’Orphelin de la Chine et Tancrède, non seulement à Paris, mais aussi lors d’une longue et fructueuse tournée en province51.

Acteur de talent, Voltaire contribua activement à l’interprétation de ses pièces. Selon J.-J. Olivier, « il est peu de poètes qui aient apporté à l’exécution de leurs œuvres autant de soins que Voltaire. Lorsque ce dernier écrivait une tragédie, il réglait en avance les mouvements de chaque personnage, la diction de chaque tirade52 ». Lorsqu’il était à Paris, il assistait aux répétitions de ses nouvelles pièces, dirigeant les acteurs et les actrices pour mettre en œuvre sa vision. Durant ses années loin de Paris, il fit parvenir à d’Argental de longues notes écrites pour pallier son absence. Même s’il embrassa les conventions de la tragédie classique telles qu’elles avaient été établies par Racine et Corneille (l’usage de l’alexandrin et les trois unités), il proposa de renouveler le jeu, les costumes et les décors53. On lui attribue souvent d’avoir initié le mouvement qui interdit aux spectateurs les plus riches de s’asseoir sur la scène, ce qui libéra l’espace scénique et donna aux comédiens plus de liberté, tout en favorisant la concentration du public54.

Alors que Corneille et Racine avaient évolué dans un champ culturel structuré par le mécénat et écrit principalement pour le roi et d’autres puissants, Voltaire, à quelques décennies d’intervalle, ne pouvait faire autrement que d’écrire pour le public parisien ; c’était les spectateurs qui décidaient du sort d’une pièce55. De temps à autre, il goûta l’amertume de l’échec. Lorsque Mariamne tomba du fait de sa première désastreuse, il justifia ses modifications en ces termes, dans une préface à la nouvelle version (intitulée Mariamne et Hérode) : « Mais je n’ai voulu combattre en rien le goût du Public. C’est pour lui, & non pour moi que j’écris : Ce sont ses sentiments & non les miens que je dois suivre56. » Plus tard, se remettant à peine de l’échec cuisant d’Ériphile, il indiqua à un ami qu’il travaillait sur une nouvelle pièce, Zaïre : « Tout le monde me reproche ici que je ne mets point d’amour dans mes pièces. Ils en auront cette fois-ci, je vous jure, et ce ne sera pas de la galanterie. Je veux qu’il n’y ait rien de si turc, de si chrétien, de si amoureux, de si tendre, de si furieux que ce que je versifie à présent pour leur plaire. » Le même jour, il s’expliqua dans une autre lettre : « Je tâcherai de jeter dans cet ouvrage tout ce que la religion chrétienne semble avoir de plus pathétique, et de plus intéressant, et tout ce que l’amour a de plus tendre et de plus cruel57. » Lors de l’écriture d’Adelaïde du Guesclin, il fit mention des efforts déployés pour émouvoir son public : « J’ai fourré le plus que j’ai pu d’amour, de jalousie, de fureur, de bienséance, de probité et de grandeur d’âme58. »

En plus de chercher à faire sensation avec des distributions nombreuses, des décors spectaculaires et des récits de trahisons, de meurtres et de fantômes, Voltaire n’hésita pas à attiser la controverse pour attirer les foules. Dès sa première tragédie, le jeune auteur releva le défi de présenter un Œdipe et de rivaliser avec des prédécesseurs aussi illustres que Sophocle et Corneille. En 1760, alors au sommet de sa gloire, il attaqua ouvertement ses adversaires littéraires sur scène : pour répondre à Charles Palissot qui avait tourné en ridicule Diderot et Rousseau dans Les Philosophes, il révisa le manuscrit du Café ou l’Écossaise à la demande des Comédiens du roi, caricaturant un des protecteurs de Palissot, Élie-Catherine Fréron, journaliste des « contre-Lumières » à la tête de L’Année littéraire. Celui-ci reçut le nom de Frelon et son journal, celui de L’Âne littéraire. Les Comédiens du roi encourageaient ce genre de rivalités parce qu’elles stimulaient leurs ventes59. Et lorsque la nécessité se faisait sentir, Voltaire n’hésitait pas à acheter son public. Ainsi, pour la première de Sémiramis en 1748, il acheta 400 billets et les distribua afin d’avoir sa propre section de partisans60. De même, les controverses entourant ses positionnements politique, à l’instar de l’affaire Calas, contribuèrent, selon Pierre Frantz, au succès populaire de son théâtre61.

La domination de Voltaire sur la scène française était telle que ses pièces devinrent un point de référence. Isabelle Degauque montre qu’entre 1719 et 1761 au moins 39 parodies de ses œuvres furent mises en scène à la Foire Saint-Germain, à la Comédie-Italienne, à l’Opéra-Comique et dans les théâtres de Boulevard62. Voltaire détestait être la cible de la satire, mais il ne pouvait rien contre ce phénomène qui prenait de l’ampleur au fur et à mesure que sa renommée augmentait et que son public se diversifiait. Son répertoire suscitait l’intérêt bien au-delà des frontières de la France63. Durant le XVIIIe siècle, comme le montre Rahul Markovits, plus d’une douzaine de cours et de villes européennes créèrent leurs propres troupes de théâtre français. Pour celles-ci, Voltaire incarnait la culture dramatique française et ses œuvres figurent de façon prépondérante dans les répertoires qui ont été conservés64. Son influence se fit sentir aussi de l’autre côté de la Manche. Seize de ses pièces furent adaptées pour le théâtre anglais ; elles furent jouées dans plusieurs théâtres dont Drury Lane, Covent Garden et Lincoln’s Fields65. « Pendant presque cent ans », note Harold Bruce, « des adaptations de ses pièces furent à l’affiche des théâtres londoniens66 » [« For nearly a hundred years, adaptations of his plays were on the boards of London theatres »].

En somme, les spectateurs du XVIIIe siècle qui s’entassaient dans les théâtres de Paris, de Lyon, de Londres, de Vienne ou d’ailleurs étaient loin d’éprouver le dédain que plusieurs critiques des XIXe et XXe siècles témoignèrent ensuite à l’égard de la dramaturgie voltairienne. Quant aux critiques de l’époque, ils étaient eux aussi loin de penser que, comme le dit Steiner, « l’imagination dramatique » s’était « éteinte » [« the dramatic imagination collapsed »] et que la tragédie n’était pas compatible avec l’esprit des Lumières ; pas plus qu’ils ne pensaient que Voltaire était, pour reprendre les mots d’un ouvrage récent, « progressivement décalé par rapport au goût du siècle67 ». Il est possible que les premières de Voltaire n’aient attiré les spectateurs parisiens que parce que ceux-ci se demandaient ce que le célèbre philosophe provocateur allait produire de nouveau. Il n’en reste pas moins que, si son théâtre demeura aussi important dans le répertoire de la Comédie-Française et généra des recettes inégalées pendant plusieurs décennies, c’est parce que le public était prêt à payer pour le voir, et à revenir encore et encore.

La critique a souvent reproché à Voltaire d’innover sans pour autant sortir du cadre de la tradition classique, au lieu de rompre avec les conventions pour inventer un genre théâtral radicalement nouveau. Or si l’on se place du point de vue de la vente de billets, la stratégie de Voltaire correspond exactement aux « découvertes » récentes des psychologues de la consommation, des conseillers en communication et des sociologues de la culture à propos de l’esthétique et du goût au XXe siècle, c’est-à-dire que les consommateurs sont déchirés entre l’attrait de la nouveauté et l’inconfort de l’étrangeté68. Pour ceux qui cherchent à plaire aux consommateurs, trop d’innovation représente un risque considérable à cause de la peur de l’inconnu. Si le public en général n’est pas enclin à passer son temps libre et à dépenser son argent pour quelque chose de tout à fait inédit, c’est parce qu’un certain niveau de familiarité – de reconnaissance – est nécessaire pour toucher les gens. Si de nos jours ce principe informe la production culturelle commerciale dans plusieurs domaines, Voltaire peut être considéré comme un précurseur. Il exploita en effet un nombre important de nouveaux thèmes, de nouveaux décors, de nouveaux costumes, de nouvelles idées et de nouvelles émotions, mais dans le cadre classique que les Comédiens du roi comme le public parisien semblent avoir trouvés plaisamment prévisibles69.

III. La politique culturelle dans la France post-révolutionnaire

La base de données du Projet RCF s’arrête en 1793, année où la radicalisation révolutionnaire provoqua la fermeture de la Comédie-Française. Il est néanmoins possible, en se fondant sur l’étude de Joannidès, de retracer l’histoire des représentations de Voltaire au XIXe siècle à partir du nombre de mises en scène. Alors que la Comédie-Française présente des pièces de Voltaire en moyenne 50 fois par an durant les décennies 1780 et 1790, ce nombre chute à la reconstitution de la troupe en 179970. Avec douze de ses pièces dans le répertoire de la troupe, Voltaire est joué en moyenne 33 fois par an durant les trois premières décennies du XIXe siècle. Même s’il figure encore parmi les dramaturges les plus joués, il recule dans le classement, dépassé entre autres par Molière et Racine. Puis, en 1830, le nombre annuel de représentations chute en dessous de dix. Malgré un certain regain de popularité dans les années 1840, il est à partir de la fin des années 1850 retiré du répertoire pour plusieurs années successives. Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, seulement quelques-unes de ses pièces font encore partie du répertoire de la troupe et elles ne sont jouées que rarement71. Plus d’un siècle avant la représentation la plus récente de L’Orphelin de la Chine au milieu du XXe siècle, Voltaire-le-dramaturge était, en réalité, déjà mort72.

Que s’est-il passé ? Comment le dramaturge le plus populaire de France a-t-il pu sombrer dans un tel oubli, et aussi rapidement ? En tant que figure politique et intellectuelle, la notoriété de Voltaire demeure intacte durant la Restauration. D’après Martyn Lyon, les nombreuses éditions de ses œuvres complètes qui inondent le marché de 1816 à 1840 constituent de véritables bestsellers. Ses pièces se vendent mieux que celles de Corneille73. Cependant, la Révolution a redéfini entièrement l’image du Sage de Ferney, en amplifiant la controverse à propos de son héritage et en associant cette dernière à son œuvre dramatique. Les révolutionnaires érigent de manière explicite Voltaire, à l’instar de Rousseau, comme prédécesseur de la Révolution. En 1790, Mirabeau opte pour deux pièces de Voltaire, La Mort de César et Brutus, pour le premier Festival de la Fédération. En 1793, le Comité de salut public commande qu’on joue gratuitement et de façon hebdomadaire Brutus, reconnu comme une pièce « patriotique74 ». Dans les théâtres qui remplacent la Comédie-Française (le Théâtre de la République, le Théâtre de l’Égalité et le Théâtre Feydeau), Brutus est la pièce de Voltaire la plus jouée de la décennie 1789-99 ; elle est décrite par un critique comme « la pièce emblématique du républicanisme pur et dur ». Si l’on prend en compte toutes les scènes parisiennes de l’époque révolutionnaire, la comédie Nanine occupe le premier rang des pièces de Voltaire les plus jouées, mais de manière notable Brutus occupe la seconde place75.

Alors que les révolutionnaires érigent Voltaire en héros politico-littéraire et font défiler sa dépouille entre la Bastille et l’ancienne église Sainte-Geneviève lors d’une cérémonie somptueuse, les contre-révolutionnaires, quant à eux, font son procès76. La propagande anti-Voltaire n’est cependant pas nouvelle. Comme le montre Darrin McMahon, dès les années 1750, le clergé et la Sorbonne accusent les Philosophes en général, et Voltaire en particulier, de miner la monarchie et l’Église. Un texte de 1760 qui diabolise Voltaire est réimprimé trente fois entre 1760 et 1789. Pendant la Révolution et l’ère napoléonienne, les réactionnaires catholiques des contre-Lumières diffusent et popularisent ces discours, alléguant que Voltaire a fomenté la destruction de l’Église catholique et celle de la France77. Lors de la Restauration, les missionnaires catholiques le présentent comme un hérétique. Ils organisent fréquemment des autodafés de ses ouvrages, partout en France. Simultanément, « les libéraux utilisent Voltaire comme symbole de leur résistance anti-cléricale contre les excès de leur sectarisme78 » [« liberals used Voltaire as a badge of their anticlerical resistance against the excesses of post-revolutionary bigotry »]. Stephen Bird qualifie la réception de Voltaire au XIXe siècle d’« explosive » : « personne mieux que Voltaire ne symbolisa le déchirement de la France en deux factions », explique-t-il. « Se situer contre lui signifiait promouvoir un retour nostalgique à l’âge d’or des certitudes pré-révolutionnaires inscrites dans les principes d’un absolutisme discrétionnaire en matière de politique et de religion. Soutenir Voltaire signifiait embrasser un nouveau monde de liberté et d’égalité79 » [« [N]o one symbolised the division of France into two warring camps more acutely than Voltaire. To side against him was to pine for a return to an imagined golden age of pre-revolutionary certainties enshrined in the principles of unfettered absolutism in politics and religion; to side with him was to embrace a brave new world of freedom and equality »].

Les manuels d’histoire littéraire publiés au terme de la Révolution, pendant la Restauration et au début de la Monarchie de Juillet révèlent des indices cruciaux quant au déclin du théâtre de Voltaire80. Onze de ces manuels qui figurent dans la collection de la Bibliothèque nationale de France traitent longuement du XVIIIe siècle. Ces textes démontrent la difficulté qu’il y a, au début des années 1800, à parler du statut imposant de Voltaire dans le champ théâtral au moment même où il est au cœur de polémiques politiques, religieuses et culturelles. La manière dont la politique religieuse et l’appréciation de l’héritage politique et moral voltairien sont traitées par les historiens de la littérature de cette époque est frappante. Peinant à évaluer l’homme et son œuvre, spécialistes et critiques littéraires n’étaient pas insensibles à une politique culturelle polarisante qui voulait que la Révolution soit « la faute à Voltaire81 ».

Ces ouvrages peuvent être divisés en trois catégories. D’un côté, on trouve trois partisans de Voltaire, avec parmi eux les dramaturges Jean-François de La Harpe et Marie-Joseph Chénier. Tous deux font de Voltaire l’un des plus grands auteurs tragiques de tous les temps aux côtés de Racine et Corneille. Contemporain de la Révolution, La Harpe, qui en véritable disciple de Voltaire fréquenta Ferney et corrigea certaines de ses pièces, loue son œuvre dramatique. « Voltaire », écrit-il, « fut décoré des mêmes titres que le grand Racine ». Le rôle éponyme d’Œdipe, insiste-il, y est mieux développé que dans l’original grec. Zaïre est selon lui « la plus touchante de toutes les tragédies qui existent » et son personnage principal est « digne d’être comparé aux plus beaux de Corneille82 ». Chénier formule des éloges similaires dans son étude de 1816. Il explique que « [la] seule tragédie présente trois modèles illustres. Corneille eut un génie sublime : il sut créer ; il est grand. Racine eut un talent admirable : il sut embellir ; il est parfait. Voltaire eut un esprit supérieur : il étendit les routes de l’art ; il est vaste83 ». Un troisième texte de Pierre Hennequin indique que même si la perte de Racine et de Corneille semblait insurmontable, Voltaire, à seulement dix-neuf ans, prouva qu’ils avaient trouvé leur successeur84.

À l’opposé du spectre critique, Auguste Desprez, qui écrit à la fin des années 1830 lorsque la bataille culturelle se fait plus sévère, fustige le XVIIIe siècle comme une époque honteuse de décadence morale et littéraire menée par « deux hommes qui créèrent le philosophisme, c’est-à-dire qui systématisèrent les attaques que déjà l’on dirigeait contre toutes les garanties sociales, contre toutes les autorités protectrices ; Voltaire et Rousseau ». L’auteur concède que « leur talent que l’on ne peut sérieusement contester, rendirent aux lettres un peu de l’éclat qu’elles avaient perdu ». En dépit de quoi, il les accuse d’utiliser leur talent pour répandre…

[…] leurs poisons sur la société et les distiller pour ainsi dire goutte à goutte dans leurs ouvrages ; la France accueillit leurs funestes leçons sans défiance, et de toutes parts, la moralité publique, l’esprit religieux s’affaiblirent ; l’on en vint pas à pas jusqu’à mépriser la religion, l’autorité, et tout finit par les périlleuses expériences de 1789, par les horribles catastrophes de 1793.

Desprez range les tragédies de Voltaire juste en-dessous de celles de Racine et de Corneille, mais il ajoute que Voltaire n’était en aucun cas leur égal et qu’en tant que poète il était dépourvu de leur grandeur. Sa condamnation comporte parfois une part d’éloge. Il explique que lorsque Voltaire n’exposait pas sa philosophie ou n’attaquait pas les rois et les prêtres, il écrivait souvent des dialogues « convenables ». Aux yeux de ce réactionnaire catholique, éditeur de l’Almanach du clergé de France, Voltaire était coupable d’abuser de son talent. Il était le « grand démolisseur » qui prostitua…

[…] son âme et sa plume aux plus vils mensonges, aux plus hideuses calomnies, contre ce qu’il y a de plus sacré et de plus inviolable dans la conscience des peuples, des familles et des individus, je veux dire contre la foi religieuse de leurs pères, et les institutions fondamentales de leur patrie.

Voltaire, dit Desprez, déchaîna le « torrent qui allait tout détruire85 ».

En troisième lieu, la majorité des manuels – sept ouvrages publiés entre 1813 et 1838 – se situent entre ces deux extrêmes. Tous voient en Voltaire un des géants du siècle. Cependant, plusieurs soulignent ses limites. Ils critiquent son approche didactique qui, selon plus d’un, le conduisit à utiliser ses pièces pour présenter des leçons philosophiques ou politiques. L’un d’eux estime que ses pièces ne peuvent égaler Racine parce qu’elles ne font que l’imiter86. Un autre observe que Voltaire aspira – et parvint – à occuper la troisième place en tragédie classique, alors qu’il aurait pu finir premier dans un nouveau genre de son cru87. Un troisième s’avance sur ce qu’aurait pu être Voltaire – le rôle qu’il aurait pu jouer – s’il avait employé son talent différemment88.

De façon significative, la plupart de ces textes manifeste une certaine réticence à rendre compte d’une figure aussi chargée politiquement. Faire l’éloge de la versification de Voltaire revenait-il à condamner ou à défendre « sa haine de la religion89 » ? Même un commentateur aussi libéral que H.-B. Aigre se fait critique et estime que Voltaire « porta au dernier point son incrédulité en matière de religion, et il est la principale cause de la fausse interprétation donnée de nos jours au titre de philosophe, que croient pouvoir s’arroger tous ceux qui affectent de ne croire à rien90 ». Quant à Abel-François Villemain, bien qu’il parle des philosophes en général, il pense très probablement à Voltaire quand il écrit :

Le parti philosophique fit un peu comme une armée d’invasion qui entre dans un pays sous prétexte de l’affranchir, et qui brûle, pille, saccage, détruit. Ainsi, dans le champ de la morale, ces écrivains qui ne voulaient que ruiner quelques préjugés […] finirent par attaquer la spiritualité de l’âme, la réalité de la conscience, la liberté de la pensée humaine, et Dieu même.91

Pour Émile Vanderburch, les considérations éthiques s’appliquent autant à l’homme qu’à l’écrivain : « On ne pouvait prendre pour guide un homme qui montrait en riant le précipice, sans indiquer de route pour l’éviter92. » Du début de la Restauration aux années 1830, Voltaire-le-dramaturge demeure donc inextricablement associé à la Révolution qui s’était réclamée de son œuvre et s’était arrogé son héritage – ce qui demeura pour beaucoup une rupture douloureuse. La quasi-unanimité de cette interprétation l’avait établie comme un fait93.

Ce ne sont pas les critiques, mais la Comédie-Française qui décida d’interrompre les représentations des pièces de Voltaire94. Un commentateur note que la troupe retira de façon permanente un nombre remarquable de pièces entre 1830 et 1850 : « Aussi voit-on entre ces dates une épidémie décimer le répertoire. » Voltaire est le premier visé par cette série d’« extinctions », mais il est loin d’être le seul. En comparaison, la Comédie-Française ne retire que peu de pièces entre 1870 et 192095. Les raisons de cela demeurent incertaines. Du fait de l’évolution des styles de jeu et avec l’arrivée de nouvelles pièces dans le répertoire, est-il possible que ces pièces n’aient tout simplement plus eu leur place ? Est-ce que cet abandon de l’héritage théâtral s’imposa parce que les textes de prédilection de l’Ancien Régime étaient devenus inaccessibles, donc impopulaires ? Étant donné que les pièces de Voltaire se vendent bien tout au long des années 1820 et qu’elles continuent jusqu’à la fin des années 1830 à être considérées comme des réussites même par ses détracteurs les plus virulents, cette dernière explication ne semble pas valable. Était-ce que les membres de la troupe partageaient l’opinion de plus en plus critique à l’égard de la qualité littéraire de Voltaire ? Ou étaient-ils lassés de la politique culturelle qui faisait de Voltaire un représentant du radicalisme de la Révolution? Il est possible que nos questions ne puissent trouver de réponse. Ce que l’on sait est qu’il est impossible de séparer les choix de programmation du milieu du XIXe siècle de la polémique autour de Voltaire. Et en définitive, ce sont ces décisions qui ont modifié le canon dramatique français.

Conclusion

Contrairement à la plupart des auteurs dramatiques tombés en disgrâce, le théâtre de Voltaire ne fut pas retiré sans remous pour tomber simplement dans l’oubli. À la fin du XIXe siècle, le fait que ses pièces ne sont plus jouées que rarement – après avoir disparu du répertoire actif de la Comédie-Française – semble avoir encouragé la dévalorisation de leurs qualités dramatiques auparavant célébrées. Néanmoins, l’empreinte de la Révolution sur la « destinée théâtrale » de Voltaire ne cesse de se faire sentir : tout au long du XIXe siècle, son œuvre dramatique continue de susciter de vives querelles tout autant politiques que littéraires. Dès 1813, Amable-Guillaume-Prosper de Barante note l’impossibilité d’évaluer ses pièces de manière impartiale :

Leur mérite a été cent fois agité et remis en problème. Presque toujours accueillis avec enthousiasme par le public, ils ont rencontré en même temps des détracteurs obstinés, et l’esprit de parti a sans cesse présidé au jugement qui en était porté. Un demi-siècle s’est écoulé, et la réputation de Voltaire est encore, comme le cadavre de Patrocle, disputée entre deux partis animés l’un contre l’autre.96

Plus de quatre-vingt ans plus tard, le critique Henri Lion affirme que les querelles passionnées à propos de l’héritage théâtral de Voltaire sont loin d’être terminées :

On a discuté, on discute, et on discutera toujours sur la valeur des tragédies de Voltaire, car toujours la passion s’en mêle. On ne peut parler de Voltaire poète tragique sans se souvenir ou de l’homme ou du polémiste. […] Tout ce qui concerne Voltaire est encore tout moderne, tout chaud en quelque sorte et tout scabreux…97

Alors même que l’Affaire Dreyfus secoue la France du XIXe siècle, les commentaires sur les qualités esthétiques du théâtre voltairien sont entrecoupés de remarques où l’éloge le dispute à la condamnation de l’homme « qui a tué chez nous la religion98 ».

L’étrange carrière de Voltaire met en lumière le défi que constitue l’entreprise critique qui cherche à identifier la valeur d’une pièce lorsque les jugements à son sujet ont considérablement évolué à travers le temps. L’évaluation des critiques du XIXe siècle irrités par le virulent anticléricalisme de Voltaire ou les analyses plus récentes qui concluent au déclin de la tragédie devraient-elles être considérées plus justes et plus pertinentes que l’opinion de milliers d’admirateurs qui exprimèrent leur enthousiasme pour le théâtre de Voltaire en payant leurs billets pour assister aux représentations ? En offrant une voie d’accès à une époque, sans doute difficile à concevoir aujourd’hui, où le théâtre voltairien était le plus couru de Paris, les données fournies par le Projet RCF nous donnent les moyens d’en étudier l’histoire selon ses termes propres et dans son propre contexte.

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