
Traduit de l'anglais par Grégoire Menu
Si l’on considère avec Thomas M. Luckett que la guerre de Sept Ans (1756-1763) a « précipité un processus au cours duquel la Comédie-Française devint plus sensible aux attentes du public », Voltaire apparaît comme le dramaturge qui a sans doute su le mieux répondre aux goûts de ses contemporains1. Sa popularité est telle dans la décennie 1760 que ses pièces, comme le montre Lauren R. Clay, génèrent « environ un tiers des recettes quotidiennes » de la Comédie-Française durant les saisons 1760-61, 1761-62 et 1766-672. Ce « Moment Voltaire », ainsi que le nomme Pierre Frantz, s’explique par le fait que Voltaire s’adapte au penchant de son époque pour le drame (Le Café ou l’Écossaise, 1760) et opte pour la mise en scène du patriotisme français en temps de guerre (Tancrède, 1760)3. P. Frantz montre toutefois que ce « moment » ne se limite pas aux pièces écrites au cours de cette décennie, mais qu’il voit se rejouer toute la carrière du dramaturge, avec des reprises à succès des chefs-d’œuvre des années 1720 et 1730. La décennie 1760, qui correspond au moment où Voltaire est « au sommet de sa popularité » (L. Clay), est témoin de sa « canonisation » (P. Frantz) aussi bien en tant que philosophe qu’en tant qu’homme de théâtre.
Il semble que pendant un certain temps, Voltaire ne rencontre que le succès sur la prestigieuse scène parisienne. Au sommet d’une trajectoire impressionnante, il dépasse tous les autres dramaturges du XVIIIe siècle, que ce soit en termes de nombre de billets vendus, de représentations programmées ou de revenus par pièce. T. Luckett souligne que Voltaire a, en quelque sorte, sauvé la Comédie-Française de la banqueroute, non seulement grâce à la rentabilité de ses tragédies et de ses comédies, mais aussi grâce à son sens aigu de l’actualité, le conduisant à exploiter les polémiques et les événements contemporains. Malgré les preuves manifestes de ce statut exceptionnel, nombreux sont les historiens et les spécialistes de la littérature qui refusent encore de prendre en compte l’ampleur considérable de ce « Moment Voltaire » et qui minimisent « l’étendue de [s]a popularité » (L. Clay). Chacun à leur manière, les trois auteurs réunis dans la section « Autour de 1760 » corrigent cette erreur critique. Au-delà de leurs différences méthodologiques, tous se concentrent sur les succès de Voltaire en fondant leur analyse sur les données quantitatives mises à disposition par le Projet des Registres de la Comédie-Française (RCF). Je voudrais m’attacher ici à faire ressortir les principaux arguments de T. Luckett, de P. Frantz et de L. Clay pour tenter de rapprocher les différentes manières dont ils décrivent l’ascension de Voltaire vers la célébrité, la diversité de sa production théâtrale, puis la chute brutale de sa popularité après la Révolution française.
Dans son article « Troubles financiers et stratégies commerciales à la Comédie-Française pendant la guerre de Sept Ans », T. Luckett décrit les gains et les pertes du théâtre à la fin des années 1750 et au début de la décennie suivante. En tant que spécialiste de l’histoire économique de la France de la première modernité et de la période révolutionnaire, il établit une corrélation entre les conséquences des périodes de guerre sur le coût de la vie des spectateurs parisiens et l’évolution des finances du théâtre. En outre, il montre que le rétablissement de la Comédie-Française après la quasi banqueroute des années 1760 fut rendu possible par diverses mesures visant à contrôler les coûts, à stimuler les ventes de billets et à renégocier la dette. Son analyse détaillée des finances de la Comédie-Française et de ses pratiques commerciales révèle des mécanismes « remarquablement démocratiques » par lesquels les comédiens « recevaient le même honoraire [;] leur vote avait le même poids, indépendamment de leur sexe ou de l’importance de leur part ». T. Luckett dresse un tableau parlant des tâches diverses, parfois surprenantes, que devaient remplir les Comédiens du roi, bien au-delà de l’espace scénique, comme participer aux réunions d’assemblée, voter de nouveaux régimes financiers ou négocier les coûts de production avec les investisseurs, les fournisseurs et les instances du pouvoir.
Il existe cependant un revers de la médaille à cette gestion « républicaine » du théâtre : même en cas de diminution des revenus, comme lors des quatre saisons courant de 1757 à 1761, la Comédie-Française devait toujours couvrir les pensions, les frais d’exploitation, les indemnités, les prêts pour l’achat de parts, et payer une kyrielle d’autres sommes aux membres de la troupe. Autrement dit, le théâtre partageait les profits, mais pas les coûts. Il lui fallut promouvoir une série de réformes au début des années 1760 pour se remettre à flot financièrement en 1762. Ses pratiques devinrent alors moins celles d’une « république » que d’une entreprise : il réduisit les indemnités et les salaires des employés (danseurs, techniciens, petit personnel), augmenta le nombre de représentations par semaine et modifia le répertoire afin d’inclure des pièces plus polémiques qui s’adaptaient davantage aux attentes des spectateurs.
T. Luckett met en lumière à quel point Voltaire joua un rôle décisif pour « aid[er] la Comédie-Française à retrouver une stabilité financière » et il attribue en partie son succès à sa manière d’exploiter les tensions entre les polémistes opposés aux Lumières (Charles Palissot et Élie-Catherine Fréron, par exemple) et les philosophes (comme Denis Diderot, Claude Adrien Helvétius et Jean-Jacques Rousseau). Il établit ainsi un rapport entre l’été agité de 1760, durant lequel Les Philosophes de Palissot et L’Écossaise de Voltaire furent joués à la Comédie-Française, et « la détresse financière des années de guerre » pendant lesquelles le théâtre « se mit à exploiter les rivalités notoires à des fins commerciales ». De la sorte, T. Luckett apporte une nuance pragmatique intéressante aux hypothèses récentes concernant les critères qui présidaient à l’établissement du répertoire à la Comédie-Française. Il explique cet été 1760 à la lumière d’un contexte plus large, marqué par l’opposition entre philosophes et anti-philosophes et par un effort politique de grande ampleur pour détourner l’attention des Parisiens des défaites de la guerre de Sept Ans4. T. Luckett montre donc que, outre – voire avant – les raisons intellectuelles, ce sont les difficultés financières causées par la guerre qui entraînèrent une réorientation de la programmation vers des pièces plus polémiques, et donc considérées, à tort ou raison, comme ayant plus d’attrait pour le public.
De manière intéressante, cette hypothèse de T. Luckett concernant les transformations du répertoire durant les années de guerre trouve des prolongements dans la critique dramatique. En effet, l’explication économique qu’il fournit aux succès de 1760 recoupe un tournant notable, voire une rupture, dans la critique dramatique « normative » de l’époque : les comptes rendus cessent d’offrir un résumé de la pièce et une présentation de la période historique mise en scène, pour donner une description des réactions des acteurs sociaux à la représentation théâtrale5. Les pièces polémiques produisent de nouvelles formes de critique dramatique avec un intérêt accru pour la réception de certaines piques et plaisanteries, dans Les Philosophes de Palissot et dans L’Écossaise de Voltaire par exemple. Le cas le plus évident de ce changement se trouve dans la Relation d’une grande bataille de Fréron, une critique spectaculaire parue dans L’Année littéraire qui évoque le comportement turbulent et belliqueux des spectateurs à la première de la pièce de Voltaire6. En somme, T. Luckett fournit une explication financière convaincante à des changements esthétiques et conceptuels, que ce soit dans les pièces elles-mêmes ou dans la critique, durant une période agitée bien précise de l’histoire littéraire et sociale de la France.
L’une des conclusions que tire T. Luckett, et qui est peut-être moins convaincante, est que la guerre de Sept Ans serait à l’origine d’une attention sans précédent portée par la Comédie-Française aux goûts du public. Le désir des comédiens et des administrateurs de plaire aux spectateurs fut à coup sûr renforcé par la guerre, mais l’histoire de la troupe comporte bien d’autres exemples antérieurs d’acteurs et d’écrivains jouant des modes et des scandales. Ainsi de Voltaire, par exemple : rompu à l’art de flatter les goûts des spectateurs de théâtre du XVIIIe siècle, il reprit, à peine quelques années plus tard, dans Nanine, ou le préjugé vaincu (1749), plusieurs thèmes que la pièce de Marivaux Le Préjugé vaincu (1746) avait rendus populaires, et Nanine devint l’une de ses pièces les plus jouées à la Comédie-Française avec 195 représentations. Voltaire a su faire fructifier un type de pièce sentimentale en train d’éclore, mêlant les thèmes de la comédie larmoyante française et des éléments de la comédie sentimentale anglaise et italienne. Une génération plus tôt déjà, la troupe de la Comédie-Française avait tiré parti des événements qui agitaient la société française, tels que l’assouplissement de l’austérité religieuse à la mort de Louis XIV7 ou l’intensification de la Querelle des Anciens et des Modernes pendant la Régence8. Ces exemples ne sont certes pas au même niveau que les pièces à scandale des années 1760, mais ils n’en sont pas moins révélateurs de la grande attention que la Comédie-Française portait de longue date aux modes parisiennes, aux engouements et aux querelles.
Dans sa conclusion, T. Luckett soutient l’idée que les nombreuses représentations de L’Écossaise de Voltaire, tout au long du XVIIIe siècle, prouvent que la Comédie-Française se montrait plus libérale et était davantage prête à accepter des idées irrévérencieuses que les censeurs du roi. Si cela est indéniable, un lecteur pourrait toutefois en déduire, à tort, que la scène théâtrale était plus apte à propager les idées de Voltaire que les textes imprimés dans la mesure où la représentation ne nécessitait pas de permission royale. T. Luckett écrit ainsi : « Bien que trop polémique aux yeux des censeurs du pouvoir royal, L’Écossaise demeura vivement appréciée à la Comédie-Française jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, comptabilisant un total de 127 représentations en 1788. Le libelle semble donc avoir joui d’un seuil de tolérance plus élevé sur la scène qu’à l’écrit. » En tant qu’amateur et spécialiste du théâtre, j’aimerais pouvoir croire que la représentation théâtrale ait alors possédé une force subversive à même de contourner la censure et de faire circuler les idées des Lumières dans des milieux dominés par un régime monarchique éditorial oppressif. Cependant, comme l’ont montré plusieurs travaux récents, la censure sous l’Ancien Régime n’était pas si contraignante et elle n’était pas particulièrement bien appliquée9. Des copies de la pièce de Voltaire circulèrent largement dans Paris et en province dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Sans pouvoir offrir de chiffres exacts, mais en tenant compte de la faiblesse de la censure en France et de la vitalité de l’édition illégale, il ne paraît pas incongru de penser que davantage de personnes ont pu lire les versions publiées qu’assister à une représentation de la pièce sur la scène de la Comédie-Française. En outre, je me demande si T. Luckett, tout en insistant surtout sur la dimension satirique de L’Écossaise et en en faisant ainsi une forme de libelle, ne donne pas en fait des explications d’ordre esthétique et dramaturgique au succès de la pièce. Ainsi commente-t-il les emprunts avisés de Voltaire aux comédies sentimentales anglaises à la mode, les parallèles possibles entre personnages et personnes réelles de l’époque, la scénographie novatrice permettant de diviser la scène10 ou encore la représentation des préoccupations géopolitiques et financières de l’Europe en lien avec le conflit en cours dans les Caraïbes. L’Écossaise de Voltaire était bien un drame joué et non, ou du moins pas seulement, un pamphlet mis en scène.
Les arguments de T. Luckett sont étayés par des arguments économiques efficaces, sa description de la gestion interne du théâtre est passionnante, et sa thèse générale – à savoir que la capacité du théâtre à éviter la banqueroute « dépend[it] davantage d’une diminution des coûts plutôt que d’une hausse des recettes de la vente de billets » – ne fait pas question. Avec une approche minutieuse et une réflexion théorique solide s’appuyant aussi bien sur les données que sur le fonctionnement quotidien d’un théâtre à la politique culturelle unique, son travail propose une description de l’été 1760 qui permet de dépasser un modèle d’analyse réducteur s’appuyant sur le genre des pièces pour expliquer les changements dans le répertoire. Il n’est désormais plus possible pour les chercheurs d’affirmer que la tragédie fut progressivement remplacée par la comédie, ou que le genre tragique s’éteignit peu à peu durant le XVIIIe siècle. Tancrède de Voltaire (une tragédie), L’Écossaise du même auteur (une comédie sérieuse proche d’un drame11) et Les Philosophes de Palissot (une satire inspirée de Molière) ont été représentés à quelques mois d’écart. Malgré leurs différences formelles et génériques, ces pièces constituent ainsi une constellation d’œuvres prenant en compte les attentes du public et partageant un certain nombre de thèmes comme le patriotisme, le cosmopolitisme et l’identité nationale. Ainsi T. Luckett nous révèle-t-il un autre aspect de la Comédie-Française et de sa programmation culturelle, quand l’institution ne privilégia plus, dans le choix des pièces à jouer, la renommée, la tradition et la grandeur, mais plutôt l’invention, la créativité et la façon dont elles pouvaient entrer en dialogue avec l’actualité du temps. En définitive, T. Luckett montre que dans les années 1760, la Comédie-Française était un lieu où, sous l’égide de la vision de Voltaire, l’on pouvait explorer les questions d’ordre social qui étaient au centre des préoccupations collectives et faire entendre des voix polémiques.
Selon P. Frantz, ce sont la stratégie de Voltaire vis-à-vis du goût contemporain et des causes célèbres ainsi que son engagement fort dans l’écriture et la sélection des pièces qui permirent ce « Moment Voltaire » sans précédent. Dans les années 1760, Voltaire est un dramaturge prolifique, enchaînant les succès, et il devient une légende vivante en France, célébrée par un phénomène de canonisation unique, selon P. Frantz. En spécialiste de la littérature et de la théorie dramatique du XVIIIe siècle, P. Frantz associe à l’examen précis du corpus dramatique voltairien une analyse quantitative. Il montre que Voltaire excella dans tous les types de projet dramatique possibles : il fut sans rival durant la mode néo-classique (Œdipe, Brutus, La Mort de César), de même que dans le style tragique « nouveau » ou « oriental » (Zaïre, L’Orphelin de la Chine, Mahomet) ou dans le « genre patriotique » (Tancrède, Adélaïde du Gesclin), et il proposa des pièces sentimentales à la croisée des genres (L’Écossaise, Nanine, L’Enfant prodigue). En somme, il se distingua dans toutes les tendances théâtrales de la période. Il ne faudrait pas croire que Voltaire ne connut aucun échec. Les pièces qu’il écrivit durant la décennie 1770 (Irène, Agothocle et Sophonisbe) furent données quinze fois seulement au total avant 1793. Le petit nombre de représentations des dernières pièces est loin de celui des grands succès des années 1730, tels que L’Enfant prodigue (292 représentations), Zaïre (229) et Alzire (239), comme de ceux plus récents de la décennie 1760, Tancrède (174 représentations) et L’Écossaise (132)12.
P. Frantz montre que le fait que Voltaire ait été couronné de son vivant comme le plus fécond et le plus populaire des dramaturges tient aussi bien à des raisons d’ordre dramaturgique qu’à des facteurs externes au champ théâtral. Voltaire modifia certaines pièces afin de mieux répondre aux modes et aux goûts du public. Il manifesta ainsi un désir presque compulsif de perfectionnement de ses textes, cherchant à plaire, avec une attention aux détails remontant au moins à 1718, quand il reprit des morceaux d’Œdipe pour calmer les critiques qui s’étaient fait entendre après la première représentation. Durant le « moment » des années 1760, Voltaire intégra des thèmes de son Amélie, ou le Duc de Foix, écrite au début de la décennie 1750, dans une réédition d’Adélaïde du Guesclin en 1765, afin d’accroître la sentimentalité de sa pièce patriotique à la suite de la guerre de Sept ans. Au cours de cette même décennie, dans les mois qui suivirent les représentations des Philosophes de Palissot à la Comédie-Française, Voltaire réécrivit certains passages de L’Écossaise pour viser plus directement Fréron et son brûlot anti-Lumières, L’Année littéraire.
Cependant, l’hypothèse la plus inédite proposée par P. Frantz est peut-être la suivante : que la réputation dramatique de Voltaire a été influencée par ses activités politiques et ses prises de position publiques. « L’actualité politise donc le répertoire », écrit-il, en particulier lorsque le nom de Voltaire résonne avec de grandes causes, telles que celles de Calas, du Chevalier de la Barre, de Sirven ou de Rochette. Il semble que sa popularité théâtrale a découlé, du moins en partie, de son engagement politique, que les spectateurs approuvent ou méprisent sa mission philosophique d’écraser l’infâme. Plus il se battait pour les droits de l’homme, pour un système judiciaire équitable, pour la liberté religieuse et philosophique, plus les spectateurs accouraient à la Comédie-Française pour voir les dernières pièces ou les reprises du célèbre intellectuel. Cette oscillation de la réputation de Voltaire entre le politique et le théâtre, par exemple dans le sillage de L’Écossaise, permet d’esquisser un tableau plus complet de la décennie durant laquelle il connut ses plus grands succès.
P. Frantz se montre plus précis dans sa description du développement de « l’immense notoriété » de Voltaire que dans celle concernant la « disparition au XIXe siècle » du philosophe. À l’inverse de L. Clay (que je commente infra), P. Frantz cherche surtout à prouver que les œuvres de Voltaire ont conservé leur pertinence dramaturgique au XIXe et au XXe siècles. Dans la mesure où le but de son article n’est pas d’examiner en détail la période contemporaine, il ne fournit que peu d’exemples de cette dernière. Il serait intéressant de lire les propositions de P. Frantz concernant l’intégration et l’adaptation des pièces et des théories dramatiques de Voltaire au XIXe siècle en contrepoint de l’analyse, plus conforme aux récits habituels, de sa chute dans l’article de L. Clay. Une fois achevée la lecture de ces deux articles, un esprit curieux ne peut que se demander si au XIXe siècle, Voltaire a eu du succès ailleurs qu’à la Comédie-Française (dans les écoles, dans les théâtres privés ou dans les théâtres réglementés de province des années napoléoniennes), et comment les écrivains du XIXe siècle ont réinterprété, réinventé et assagi la prose et la dramaturgie de Voltaire pour les adapter à de nouveaux publics. Ces questions réclameraient toutefois une étude plus approfondie. P. Frantz propose ici une histoire culturelle localisée du « Moment Voltaire », un récit du succès incomparable du philosophe qui « appartient à ce moment historique […] où toutes les forces sont en phase et entrent en lutte contre un ordre politique et social ». Comme dans l’article de T. Luckett, P. Frantz montre que Voltaire fut à l’origine d’une énergie sociale singulière dans le Paris des années 1760 et que la Comédie-Française fut un lieu dynamique où l’on prenait des risques culturels et où l’on se livrait à des expérimentations artistiques. En aucun cas, il ne s’agissait d’une institution sclérosée, attachée à un passé fait de grandeurs révolues.
La thèse principale de P. Frantz devrait désormais orienter les pratiques éditoriales et les études sur le XVIIIe siècle ; je le répète donc : le « Moment Voltaire » correspond à la décennie 1760. C’est pour cette raison qu’une pièce comme Adélaïde du Guesclin eut une trajectoire différente en 1765, à la suite de la guerre de Sept Ans et après d’autres tragédies nationales à succès (Le Siège de Calais de De Belloy par exemple), de celle qu’elle eut en 1734 lorsque Voltaire la publia et la fit jouer la première fois. En perturbant la chronologie de la réception, c’est-à-dire en montrant que la pièce eut un effet sur le public plus important dans les années 1760 qu’à la suite de la première représentation, P. Frantz s’attaque à ce qu’il appelle la « nouvelle religion théâtro-éditoriale » qui « sacralise le moment d’émergence d’une pièce, c’est-à-dire celui de la première représentation ». Au lieu de faire de ses origines le moment primordial de l’histoire de la pièce, il propose une méthode plus rigoureuse pour comprendre l’expérience théâtrale telle qu’elle a pu être vécue au XVIIIe siècle. Nombreuses sont les pièces de Voltaire qui eurent davantage de spectateurs à Paris au cours des années 1760, à l’apogée de la célébrité du philosophe, que lors des premières représentations. P. Frantz a donc raison de mettre en question le paradigme faisant de la création auctoriale la caractéristique essentielle de toute pièce. En outre, il défend de manière convaincante l’idée que les éditions actuelles devraient être conçues pour donner davantage de poids à la réception ; c’est ainsi aux turbulents spectateurs du XVIIIe siècle et à cette fameuse culture de la théâtromanie qu’il confère l’autorité de décider du texte de référence d’une pièce.
L’article de L. Clay, « L’étrange carrière de Voltaire, le dramaturge le plus rentable du XVIIIe siècle », offre une analyse approfondie de la popularité de Voltaire au long du XVIIIe siècle, puis de sa disgrâce après la Révolution. En s’appuyant aussi bien sur le Projet RCF que sur des études plus traditionnelles, telles que La Comédie-Française de 1680 à 1900 de Joannidès et Le Théâtre et le public de Lagrave, cette historienne de l’Ancien Régime et de la période révolutionnaire précise « le contraste criant entre la réception avantageuse du répertoire de Voltaire par le public du XVIIIe siècle et la trajectoire peu glorieuse de sa “theatrical afterlife”13 ». De manière peut-être plus fondamentale, en analysant les recettes de la Comédie-Française durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, L. Clay infirme l’idée selon laquelle il y aurait eu, après les sommets du Grand siècle, une disparition provisoire du genre tragique pendant les Lumières. Elle montre qu’« en raison de la la popularité croissante du genre tragique, les spectateurs étaient enclins à payer plus pour leurs billets » et propose ainsi un tableau saisissant du triomphe de la tragédie, au premier plan de laquelle se trouve bien sûr Voltaire. Cette domination quantitative doit néanmoins être nuancée par le fait que les pièces tragiques n’entraient pas en concurrence avec les opéras en raison de leurs jours respectifs de programmation, ainsi que le montre T. Luckett. Cependant, nous n’en sommes pas moins bien loin du lieu commun du déclin et de la disparition du genre tragique ; et plus encore, la domination de Voltaire sur ce genre est désormais indiscutable14.
En plus de s’opposer à ces récits déclinistes, L. Clay réexamine les modes de calcul que proposent des études quantitatives devenues aujourd’hui obsolètes, comme l’ouvrage de Lancaster15 ou celui de Joannidès16. L. Clay soutient que, en favorisant le nombre total des représentations et en omettant les recettes annuelles globales, les travaux antérieurs pour quantifier le succès théâtral « sous-évaluent la popularité du théâtre de Voltaire». Car si l’on fait la somme des recettes générées par auteur, par pièce et par représentation, Voltaire égale et dépasse même souvent Corneille, Racine et, à certains moments précis des années 1760, Molière – trois auteurs pourtant joués des décennies avant la naissance même de Voltaire, ce qui aurait pu permettre un plus grand nombre de représentations. L. Clay propose une nouvelle mesure pour évaluer un succès théâtral au XVIIIe siècle : elle rejette une analyse cumulative s’étendant sur plusieurs siècles pour se concentrer au contraire sur des moments de cristallisation théâtrale durant lesquels certaines pièces ou certains auteurs connurent des succès remarquables sur une courte période de temps. Elle fournit ainsi une perspective quantitative qui confirme l’hypothèse de P. Frantz sur la canonisation de Voltaire durant les années 1760. Cette mesure offre par ailleurs aux chercheurs travaillant sur d’autres auteurs un modèle précis pour étudier la portée de modes passagères et d’événements éphémères à la Comédie-Française, comme les efforts publicitaires de Beaumarchais avant Le Mariage de Figaro, la fulgurante ascension de Houdar de La Motte vers la célébrité au début des années 1720, l’avènement de la comédie larmoyante pendant la décennie suivante, etc.
Comme T. Luckett et P. Frantz, L. Clay montre que Voltaire constitue un cas unique au XVIIIe siècle et elle met en exergue l’implication extrêmement moderne de cet auteur dans la production théâtrale, aussi bien à la Comédie-Française, où il « assistait aux répétitions de ses nouvelles pièces, dirigeant les acteurs et les actrices pour mettre en œuvre sa vision », qu’à Ferney, où il mettait en scène les premières versions de ses pièces dans lesquelles il jouait souvent, avant qu’elles ne fussent données à Paris. La manière dont L. Clay explique le déclin des œuvres dramatiques voltairiennes qui fut tel « qu’à partir des années 1850 les représentations en devinrent rares » est tout aussi convaincante. L’historienne montre que la chute de Voltaire a été accélérée, après la Révolution, par sa réputation d’auteur politiquement clivant. De manière analogue à P. Frantz, qui fait de l’engagement de Voltaire pour les victimes de l’Infâme l’origine du succès de son théâtre dans les années 1760, L. Clay lie le recul de sa popularité au cours du XIXe siècle à sa réputation d’agitateur politique et de critique de la religion. Irréductiblement associé au parti violent et anticlérical de la Révolution et de la Terreur, Voltaire fut mis à l’écart, selon L. Clay, par bien des critiques, des pédagogues et des artistes du XIXe siècle, qui ne voyaient en lui qu’« un représentant du radicalisme de la Révolution ». La chute rapide du nombre de représentations de son théâtre confirme cette explication avant tout culturelle. L. Clay affirme ensuite qu’à ne regarder que le répertoire de la Comédie-Française, il est possible de dire qu’à partir du milieu du XIXe siècle « Voltaire-le-dramaturge était, en réalité, déjà mort ». Tout comme avec l’article de P. Frantz, le lecteur se demande alors si la prétendue « mort » du célèbre philosophe se confirme à Besançon, à Bordeaux et à Béziers, étant donné la rapide privatisation des théâtres et leur expansion à travers la France et dans les colonies, ou si les spectateurs ont continué d’apprécier les comédies et les tragédies de Voltaire à Cahors, Calais et Carcassonne.
Un approfondissement de ce que L. Clay a montré dans sa monographie novatrice sur les théâtres privés dans les régions et les colonies françaises du XIXe siècle17 viendrait certainement étayer l’analyse qu’elle développe ici. Quels effets ont eu sur le corpus voltairien des événements tels que la loi Chapelier de 1791, qui déréglementa le contrôle qu’exerçait l’État sur les théâtres et permit au tournant du siècle une augmentation exponentielle des salles dans la capitale ? Au-delà des explications sociopolitiques de L. Clay, quel rôle a pu jouer, le cas échant, la multiplication des théâtres privés, à Paris et ailleurs, dans la disgrâce de Voltaire auprès du public ? Toutefois, cette analyse complexe excède le champ d’étude de ce recueil d’articles sur la Comédie-Française et nécessiterait un examen approfondi du réseau théâtral au XIXe siècle ainsi que l’étude exhaustive d’un corpus éclaté et difficile à cerner. Ainsi que l’ont mis en évidence un certain nombre de travaux récents, il demeure bien difficile d’enquêter sur les théâtres provinciaux et coloniaux avant le XXe siècle18.
Les propositions décisives de L. Clay, au sujet du triomphe de Voltaire au XVIIIe siècle, et plus précisément dans les années 1760 qui constituent une véritable décennie Voltaire, sont claires et convaincantes. Elle soutient que son succès sans équivoque à la Comédie-Française découle de la capacité du philosophe à exploiter « un nombre important de nouveaux thèmes, de nouveaux décors, de nouveaux costumes, de nouvelles idées et de nouvelles émotions, mais dans le cadre classique que les Comédiens du roi comme que le public parisien semblent avoir trouvé plaisamment prévisibles ». Cet argument esthétique général pourrait, peut-être, expliquer la domination de Voltaire sur le genre tragique, bien que Zaïre, sa tragédie la plus populaire et, selon les termes de L. Clay, « le plus gros revenu de la période 1700-1789 », ait été en rupture radicale avec ses pièces précédentes. En outre, les spectateurs ont-ils vraiment trouvé L’Écossaise « prévisible » ? Le recours de Voltaire au drame – un genre qu’il critiquait dans sa correspondance et dans d’autres écrits – pour défendre les Philosophes ridiculisés par Palissot en 1760 fut peut-être plus surprenant qu’on ne le pense : et il n’est pas non plus certain que sa prose sensible, les événements contemporains mis en scène et la dimension internationale de l’intrigue correspondaient à un « cadre classique ». L’Écossaise pourrait bien n’être qu’une anomalie, même s’il s’agit, comme L. Clay le souligne, du deuxième succès commercial de la décennie 1760, avec 113 000 livres de recettes.
Bien compréhensible est l’impossibilité à laquelle L. Clay se voit confrontée de proposer un modèle s’appliquant à « tout Voltaire ». Le philosophe « a écrit bien plus que quiconque » en France au XVIIIe siècle19 et il est donc toujours possible de trouver une exception à la règle que l’on voudrait formuler à son sujet. Voltaire fut une sommité énigmatique qui se montra souvent critique envers les nouveaux genres, les goûts populaires et les modes internationales tout en y recourant à divers moments au cours d’une carrière qui s’étendit sur une soixantaine d’années. Qui plus est, L. Clay met en lumière de manière extrêmement convaincante les possibilités offertes par un projet numérique comme le Projet RCF. Là où certains chercheurs s’appuient sur des anecdotes ou des textes critiques de l’époque pour affirmer que la tragédie prospéra durant les Lumières ou que Voltaire fut une figure de première importance, L. Clay prouve de façon indiscutable que les pièces du Sage de Ferney furent non seulement jouées souvent mais aussi que leurs représentations sont parmi celles qui rapportèrent les recettes les plus fortes. Son analyse empirique, associée à sa connaissance érudite du champ culturel des années 1760, de la période révolutionnaire et du milieu du XIXe siècle, lui permet d’expliquer efficacement les succès théâtraux de l’époque considérée, et s’offre en modèle pour les chercheurs voulant s’appuyer de manière responsable et fructueuse sur un outil numérique comme celui du Projet RCF.
Les différences entre les trois articles qui constituent cette section sont significatives. T. Luckett fournit un compte rendu synchronique et précis des politiques économiques et culturelles de la Comédie-Française à la fin des années 1750 et au début des années 1760. P. Frantz réévalue les notions de répertoire, de canon et de patrimoine, montrant que des éléments extérieurs, comme des événements politiques ou des prises de position concernant la justice sociale, influencent les ventes de billets ; il définit ainsi avec précision ce qu’est un succès théâtral. L. Clay s’appuie systématiquement sur le Projet RCF pour repenser des classifications traditionnelles et les modifier en prenant en compte de manière plus rigoureuse les recettes. Ainsi établit-elle que Voltaire dépassa les grands auteurs du XVIIe siècle à différents moments du XVIIIe siècle et que la période des Lumières fut loin d’être imperméable à la tragédie. Ces enquêtes convergent non seulement par leur usage judicieux de la nouvelle base de données du Projet RCF mais aussi dans le constat que toute analyse du succès théâtral, des normes de représentation ou de la culture dramatique au temps des Lumières nécessite d’en passer par Voltaire, dont les œuvres sont de manière peut-être injuste bien peu représentées aujourd’hui.